jeudi 19 juin 2008

sacrements - le mariage


Mariage


Comme devant un décor, nous avons défilé tous deux le long de la façade magnifique de l’abbaye qu’avait construite Anne d’Autriche, c’est en plein cœur de Paris non loin de l’ancienne abbaye de Port-Royal. Deux des plus grands hôpitaux de France ont été construits autour du cœur de chacune. L’église du Val-de-Grâce est d’une unique homogénéité de style, pas de vitraux, une exhubérance germanique que le classicisme français alors naissant a tempéré. J’épouse ma femme et ma femme y consent. Quatre ans juste après, nous gardons les mêmes mots pour nous décrire et rappeler cette journée. La perfection selon moi. Exactement ce que je voulais, me redit-elle. Nous nous disons aussi que chacun nous appréhendions depuis des décennies un mariage-cérémonie de foule et de comparution. Comment sommes-nous venus à une décision ? Malgré un journal quotidien de plus de quarante ans, mais que je ne relis que dans des vues précises – ainsi mon journal manuscrit des événements de Mai 68 et du départ du général de Gaulle, referendum perdu –je ne me souviens pas de cette genèse. Mais ce que nous savons, c’est que notre vie entière nous y a amenés, et que dans le port, à peine abrité des tempêtes, mais où nous avons l’anneau auquel accrocher notre navire, nous sommes arrivés définitivement. Avant ce jour, il y avait eu le fait – extraordinaire et sans que nous ayons non plus la mémoire de ce qui nous décida à demander qu’il se produise – le fait téléphoné par ma future femme : oui… l’enfant était là, en toute certitude. Aucun lien « de cause à effet », mais l’évidence de la bénédiction. J’étais dans l’entrebaillement d’un centre de documentation, derrière moi, les sas, puis les tables, les rayons, les livres et dossiers, les ordinateurs, type des endroits fréquentés, cadre de vie que j’ai toujours eu de mon adolescence à cet âge qui m’approche du « troisième » … et devant moi, la chaussée, les trottoirs, le flux des voitures, leur rumeur, la rambarde de pierre, la Seine que je ne vois pas, le pavillon d’angle des Tuileries, Paris somptueux et familier. Un cœur nouveau bat. Nous l’entendrons à l’échographie, nous l’avons décrit à notre fille : ploup-ploup-ploup, si régulièrement.

Il y a le coup de foudre, je l’ai reçu-ressenti deux fois. Vainement : le chemin parfait de la stérilité et de la déception, d’une supplication mal fondée, l’autre acquiesce grâcieusement d’abord puis se lasse vite d’être l’objet d’un souvenir d’émotion. Des éducations qui, parce qu’elles prévoient et enseignent tout, laissent une place immense et parfois ravageuse aux fantasmes, m’avaient fait attendre une femme de toute mon éternité de jeune homme, préparée pour moi, adéquate. Des années à la chercher, à la reconnaître aux premiers tâtons d’une rencontre, puis à macérer pendant des semaines ou des années, le refus, l’échec et l’indû, la
maladresse d’un projet conjecturé, parfois publié – bans et date de mariage – et chaviré, perdu. Du romantisme au lit, de l’unique au multiple, des décennies ainsi… et une galerie de portraits, des vignettes et chapitres d’ne histoire, des sentiments et des mots qui ne s’usent jamais mais ne se renouvellent pas non plus, des dégâts en moi – le péché éludé ? le mensonge en construction ! une dépense intense d’énergie, de temps et de capacités m’ayant empêché d’investir à tous points de vue, et l’attente jamais exaucée. Une erreur quasi-finale. Voilà mon histoire. Celle de ma femme lui appartient et je ne la sais, parfois de jour en jour que par bribes minuscules. La vie de couple est une découverte continuelle, une curiosité de l’autre qui s’aiguise et je sais maintenant que découverte et curiosité ne sont possibles que dans l’enveloppe chaleureuse – retour au ventre matriciel mais à deux, ensemble, mains et corps joints – qu’est le mariage.

Le coup que je reçois au Val-de-Grâce (dont je suis enveloppé) quand l’Eglise et son prêtre – fin, discret et souriant, l’aumônier aux armées, administrant les malades, et malades nous le sommes tous deux qui voulons la convalescence du mariage, la convalescence de nos vies respectives, la convalescence de notre relation d’amour souvent désespérée et parfois si précaire et dont pourtant nous avons expérimenté une courte dizaine d’années l’indestructibilité dont nous sommes les premiers étonnés – et voici l’Eglise et son prêtre ouvrant notre dialogue, le supervisant sans se substituer à nous. Alors, oui, un coup, mais d’une douceur inouïe, indicible et que je n’avais jamais éprouvé jusques-là. Dire mon consentement, soit ! depuis des décennies, je ne m’en croyais plus jamais capable, et je le suis, à cet instant. Un instant qui n’a pas eu son compte-à-rebours ni ses appréhensions. Mais, le coup ne m’enveloppe, ne m’enlève – le char de feu prenant Elie – qu’en entendant ma femme, mon épouse à ce moment-ci, si précis qu’il y aura toujours désormais un « avant ce moment » et un « à la suite de ce moment ». Elle me dit, elle dit : oui, qu’elle consent à notre mariage, qu’elle consent à moi, qu’elle consent à elle-même en tant qu’épouse, et désormais je suis plus mari que moi-même, plus à elle qu’à moi.

La liturgie et le Code civil sont calqués, au moins en France, les consentements échangés sont l’essentiel du rituel. Pourtant le sacrement tel que je l’ai vêcu et continue de le vivre, chaque jour, est d’une créativité radicale. Il m’a – réellement – semblé que je recevais une force, une solidité dont je n’avais pas le moindre soupçon l’instant d’avant notre échange devant l’Eglise, incarnée par ce prêtre amical et par une fratrie toute simple et un médecin général si fraternel et décisif, l’Eglise, ce vendredi 18 juin 2004 autour de dix-sept heures au Val-de-Grâce à Paris, platanes de trois cent cinquante ans, construction royale, rumeur d’un silence immédiat et concentré. Plus encore que la force et l’évidence, une nouvelle structure de moi-même, une unification qui ne se sont pas défaites et qui m’ont changé, parce qu’enfin j’ai été constitué et le sacrement me donne ceci d’étonnant quoique accessoire, je puis dater à la seconde près de cette naissance, en pleine conscience, à une vie enfin adulte, féconde, partagée, solide. Et cette grâce continue, chaque jour notre mariage me fait voir ce que je n’avais pas encore vu la veille ou il y a quatre ans. Je suis transformé, porté. Je vis.

Quant aux brûmes de cinq décennies, elles sont les versets d’une action de grâce où chacune que j’ai aimée de projet ou de chair – mais qu’à torts partagés ou pas j’ai quitté de vie ou qui m’a quitté d’amour et de préférence – demeure en moi à sa manière. Toutes sont ma prière pour leur propre bonheur et leur accomplissement. Une est mon remords et ensemble, comme Adam et Eve, nous avons péché conre la vie. Elles m’ont amené aux années que je vis à présent. Le premier soir où nous étions presque lèvre à lèvre, ma future épouse me parut dans la pénombre m’offrir, en kaléidoscope inimaginable mais qui tournait bien là sans se répéter, la succession de tous les visages qui avant le sien m’avait captivé. Elle était toutes. Nous ne nous sommes embrassés mais salués. Devant l’autel baroque, splendide, royal, nous fûmes debout, j’étais à sa droite, elle était à ma gauche, nous nous sommes mariés, nous avons été bénis, et il ne se passe pas de jours que notre petite fille, dans mes bras n’appelle aussitôt ceux de sa maman ou ne donne aussitôt à celle-ci la caresse que je viens de donner à ma femme. L’instinct trinitaire – de l’enfant – appelle et renforce constamment le couple. A celui de nous qui est présent, elle demande ausitôt où est l’autre. Il y a donc la chair et la vie, l’aide semblable dont chacun a besoin, la différenciation sexuelle qui est peu anatomique, qui est beaucoup pour la « reproduction », qui est surtout dans les âmes en ce que le sexe, la différenciation, l’autonomie de destin et la communion possible par altérité mutuelle sont d’abord à la racine de nous-mêmes, là où se prépare l’éternité.

Ce sacrement est grand, dit l’apôtre, qui y voit toutes les symboliques possible du spirituel et du vivant. Le recevoir, c’est être porté. Quant à l’amour humain, il fait les bibliothèques, les rêves, les crimes et les procès, la poésie, mais chacun sait – et nous deux aussi – que le désir ne se commande pas, qu’il est un don et une grâce et que s’entr’aimer nous dépasse et nous vient d’ailleurs. Il faut beaucoup de transcendance pour résister à chaque instant à ce que le travail de la mort rend corrosif en nous. Naguère, la novation par de nouvelles rencontres m’avait paru le remède, c’était aussi me distraire d’une attente dont je pensais qu’elle n’aboutirait jamais. Je n’eus ainsi ni l’expérience de la mort, ni de la naissance qui nous met à l’âge adulte, ni de la paternité, ni de la maternité d’une femme choisie et consentante, je n’eus que celle des limites humaines et des adieux manqués. Aujourd’hui, consacré en couple, je vis et j’avance, fécond et responsable, je m’appuie sur ma femme et je compte pour elle. L’échelle des valeurs, qui – selon tous, et selon moi – me faisait défaut depuis une adolescence pourtant pieuse et généreuse, mais « à côté de la plaque », inconséquente et dispersée d’ambitions pas assez grandes ni continues, est enfin dressée.

La grâce chaque jour – que la bénédiction nuptiale nous a promise – est là à chaque coup d’une difficulté redondante ou à chaque regard d’accueil et de nouveau consentement. La grâce, là. Et Dieu sourdant à travers nous +


18 juin 2004 - 2008

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