vendredi 21 mai 2010

Toussaint 1964 - en forêt de Compiègne

Dimanche 1er Novembre 1964


carrefour du Capitaine. dans une tente – nuit noire au dehors.

Pour la première fois, je ressens concrètement le fait que j’ai quitté la Troupe. Déjà hier soir, en allant prendre la tente CT au local, je ne me suis pas senti « chez moi » comme je le sentais pendant les trois dernières années. Les garçons que j’ai rencontrés : Olivier, Hubert, Patrick, Pascal ont été gentils, et loquaces, mais quelque chose avait changé entre nous. C’est peut-être maintenant que l’amitié pourrait naître, alors que nous n’avons plus à nous voir mais que nous pouvons nous voir. Il faut reconnaître que dans la plupart des cas, cette amitié n’existera pas. Nos rapports s’établiront plutôt – au plan plus vrai, plus efficace, mais moins sensible, moins chargé de chaleur humaine et de consolation, de la Communion des Saints. Je les porterai dans mon souvenir, dans ma prière, dans mon cœur, comme je l’ai d’ailleurs fait de plus en plus tandis que j’étais leur chef. Feront-ils de même ? Pourquoi me le demander d’ailleurs.

J’ai assisté à Saint-Jean-aux-Bois, à une messe de deux troupes scoutes à 17 heures 30. Il y a juste deux ans, la troupe campait au carrefour du Capitaine où je suis à présent (ma tente était placée au même endroit), et nous avions dit la Messe au même endroit. Nostalgie assez poignante pendant cette messe, et en entrant dans ma tente, ce soir, cette tente que n’entourent plus quatre ou cinq tentes de patrouille, cette tente d’où je n’ai plus la sensation physique de veiller sur une trentaine de garçons. A la recherche du temps perdu ? non, car je suis convaincu que des jours plus grands m’attendent, que le bonheur m’est promis, et que je suis heureux, détendu en ce moment. Je ne regrette pas, je me rappelle avec émotion.

La forêt ne m’a pas particulièrement rendu joyeux, et méditatif, cet après-midi. Et pourtant la paix et la joie sont là. Mais c’est plus profond, moins sensible, moins sentimental. J’ai le sentiment d’avoir raison d’être là. Je ne me sens absolument pas seul. Mais pas d’enthousiasme, pas de joie débordante. Simplement, l’impression d’être moi-même et en équilibre stable. Tout va bien. Je suis au calme. Au fond, on peut prier Dieu, beaucoup plus simplement qu’on ne le croit, et on peut être joyeux, beaucoup plus gravement et beaucoup moins sensiblement qu’on le croit. Ce qui m’a frappé, cet après-midi, ce ne sont pas les couleurs, les arbres, auxquels je m’attendais un peu, c’est l’ôdeur. L’ôdeur de la terre, indescriptible. L’ôdeur des feuilles. On peut – je crois – se souvenir d’une image (en en formant une pareille). Mais je crois impossible se de rappeler ou d’imaginer une ôdeur. C’est par l’odorat que al forêt s’est imposée à moi. Qu’elle est devenue réelle, et non plus imaginaire. Et il m’a fallu un chemin, pour le comprendre. Car la route goudronnée qui m’a semblé longue , et que j’ai suivie pendant deux heures, ne sentait rien.

Ciel blafard et mou. Pas de lumière. Un ciel laiteux. Mais les couleurs sont elles-mêmes. Aucune clarté. Aucune brillance ne les rehausse. Elles sont couleurs. Le rouge est rouge. L’orange est l’orange. La jaune est jaune. Tout est mat. Guère d’ombre. Pas de refets. Mais des superpositions, des additions, des tons sur tons, des plans divers, des éloignements, des perspectives. Parce que tout est immobilité. Parfois, quelque arbuste secoue ses feuilles. Et l’on entend ce bruit, comme s’il était le seul de la forêt. Ce soir, ce sont d’autres bruits qui se font entendre, avec la nuit. Comme s’ils n’attendaient que l’obscurité pour surgir, ou comme s’il fallait la nuit pour les entendre.

Que d’expériences curieuses, on fait la nuit. En revenant de Saint-Jean-aux-Bois (car j’y suis retourné après la messe pour prendre quelques poses de l’intérieur illuminé), je en voyais pas mon épaule. Tout était noir d’encre. Le seul moyen de me diriger était de sentir le chemin sous mes pieds, et les feuilles qui jonchent la fûtaie à droite et à gauche, étaient mes alliées qui grinçaient sous mes pas, dès que je perdais le chemin. Puis, tout est devenu clair, et j’ai pu arriver au carrefour. Pour retrouver ma tente, je me suis d’abord complètement perdu ou plutôt, je n’en ai pas eu l’impression. Mais ne trouvant pas, je me suis soudain vu déboucher sur un chemin. Pendant quelques secondes, je ne l’ai pas reconnu. En fait, je venais de ce chemin. C’est au fond, pendant les instants où tel ou tel obhjet très familier nous reste inconnu, qu’on le voit le mieux, car on le voit tel qu’il est. J’ai vu le chemin tel qu’il était : deux bandes de sable plus clair qui se distinguaient dans la nuit. Alors que mon chemin n’existait que charnellement, il existe en tant, comme menant de ma tente au carrefour.

Peut-être en est-il ainsi des êtres ? Ainsi, hier soir, Papa, qui m’a tenu de si beaux propos. La beauté et l’amour qui seuls comptent. C’était bouleversant. Mais je ne pouvais le comprenbdre et le goûter qu’en faisant abstraction de toute la nervosité et l’égoisme que j’ai souvent à l’égard de mon père, et qu’en essayant de découvrir un ami, un inconnu, un être très proche, très semblable, et aimé de Dieu et qui – s’appelle pourtant : Papa !
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Ce matin, à la Trinité, pendant la messe, et n’ayant pas de missel, j’ai soudain réalisé que la fête de la Toussaint était la fête de tout le monde, que c’est la fête de la Communion des saints. Et que cette communion, qui est la plus grande réalité qui soit, après celle de Dieu, et qui vient de Dieu-même, était composée des âmes du ciel, du purgatoire et des âmes militant sur cette terre. C’était aussi un peu notre fête. J’ai d’autant plus regretté de ne pouvoir communier. Surtout à la seconde messe : celle de ce soir, avec les deux troupes. J’ai d’abord eu le désir humain de m’associer à eux. Et puis aussi, j’ai réalisé à quel point une messe n’a pas de sens si on n’y communie pas.

Il est frappant de se rendre compte que le dailogue, que tout dialogue est superficiel, et que le silence à deux, le regard, ou même l’apparente indifférence sont plus chargés d’amour et de communication. Ainsi, jeudi soir, en rentrant de Chassillé, il y a quinze jours, dans l’auto., j’étais plus près que jamais d’André, lorsque nous ne parlions pas. Et les dialogues que j’ai, ces trois derniers jours, étaient beaucoup plus significatifs par la convergence de nos pensées, par le courant d’affection qui nous portait que par les paroles échangées. Mme C., Père Lamande, Papa.

Ce matin, j’ai fait le trajet Paris-Chantilly avec Bernadette S. Nous nous sommes mutuellement inspirés confiance et tout de suite, avons parlé de façon détendue, profonde et vraie. Comme c’est intéressant, et comme c’est enrichissant, pour l’un et pour l’autre.

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Merci, Seigneur, de cette journée, de la joie que tu ne m’as pas fait éprouver pour qu’elle soit plus vraie. Merci de tes arbres, de ta forêt, merci de ta bonté qui me rend ma solitude légère, alors qu’elle pourrait être insupportable. Merci du calme que tu me donnes, alors que ce pourrait être la tempête et le désespoir. Sans Toi, rien de ce qui est, ne serait. Seigneur, Tu es vivant. Seigneur, Tu es vivant, ressuscité et vivant, vivant et éternel. Et le bonheur que tu me donnes, et que tu me donneras, n’aura pas de fin. Et le regret, et la nostalgie, et la non-compréhension n’existeront plus. Et le dialogue ne signifiera plus rien puisqu’il y aura communion. Et que nous serons tous unis dans Ton père, unis dans sa lumière. Lumières reflétant sa lumière. Sources nous alimentant à la source. Et nous boirons le même vin, et nous serons une même vigne. Et ce sera la Toussaint tous les jours. Et il n’y aura plus de nuit, car le jour aura le mystère et la profondeur de la nuit, et la nuit la clarté du jour, du crépuscule à l’aurore.

Aurora lucis rutilat.

Seigneur, merci.





Lundi 2 Novembre 1964


carrefour du Capitaine, 16 heures 30

Mon sac est bouclé. Je viens de plier ma tente. Déjà, le soir tombe. Mais les couleurs n’ont jamais été si belles. A quelques mètres de moi, sur ma droite., chaque feuille a sa teinte et nulle autre ne lui ressemble. Un chêne dessine des nœuds sur le fond blanc du ciel, que tache un résineux. Tout est silence. Quelque part, pépie un oiseau. Je ne sais son nom. Il y a quelques heures, un rendez-vous de chasse encombrait le carrefour. Je revenais de Saint-Jean, et j’ai quelque temps pensé suivre la chasse. Je l’ai vite perdue sitôt que les chiens ont trouvé la piste. Toute une journée de flânerie dans la forêt. Mais pas de rêverie. Quand on regarde, quand on sent, quand on écoute, comment peut-on rêver ? alors que tout est présent, et que notre être sent si bien qu’il a sa place au milieu de tant de beauté ?

Peut-être va-t-il pleuvoir. En tout cas, dans une heure, j’espère être à Compiègne pour le train. Tout à l’heure, à l’étang de l’Etot, assis sur un tronc tombé dans l’eau, et dont seule une petite section repose au sec, j’ai vêcu la minute pour laquelle – je crois – j’étais venu en forêt. J’en ai eu la sensation si précise, que j’ai eu l’impression d’être arrivé, que cela faisait très longtemps que j’étais là, et que je resterai là bien volontiers si j’en avais le loisir.

Des feuilles de peuplier tombaient dans l’eau, avec un petit bruit sec et mat en touchant la surface. A leur rencontre montaient sur le miroir du lac, leur reflet, et j’ai pensé que c’était là un peu notre vie. Ne faire qu’un avec sa course, comme l’écrit Brasillach et, au moment où la vie s’achève, coincider avec cette image de soi-même, que Dieu a voulu de toute éternité. Devenir soi-même. Etre soi-même. C’est une curieuse convergence de toutes les philosophies que je connaisse. Mais il faut que le Christ vienne sur terre pour que nous puissions être fils de Dieu, pour que nous sachions que nous sommes faits à l’image de Dieu : alors que sans la Révélation, nous sommes prêts à penser que Dieu est fait à notre image.

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Je regarde à nouveau sur ma droite. Je m’imprègne de ces couleurs qui sont couleurs pour mon seul regard. Et je suis seul au milieu de ce carrefour, adossé au poteau blanc, et autour de moi, comme les rayons d’une roue, à partir du moyeu, les chemins s’en vont Dieu sait où, et la roue est infinie qui a sa circonférence à Pierrefonds, Compiègne, Morienval, ou encore bien loin au nord, bien loin au sud, bien loin à l’ouest, bien loin à l’est. Et je suis au centre, car Dieu a voulu que l’image de lui-même soit comme le promeneur attardé au milieu de la Création. Dieu vit que cela était bon. Seigneur, je vois que cela est bon. Seigneur, merci de cette journée, de la nuit qui tombe, lentement, de la fraîcheur, merci de ce jour d’existence.

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