mardi 29 novembre 2011

postérité d'un moine

Postérité d’un moine bénédictin de nos jours



J’écris lentement, dans les minutes du second anniversaire de la mort d’un moine (Claude Berteau pour l’état-civil) et l’inspiration qu’il me donne. Humainement, je l’ai « bien » connu au sens d’une écoute de ses aventures, car c’en étaient. Après presque trente ans d’une vie monastique, plutôt en bout de rang, série d’assauts qu’il identifia diaboliques : radiesthésie, femmes, regards vers d’autres lieux de vie, notamment les Béatitudes et les charismatiques, et dont il ne sortit vainqueur que par une pureté étrange, enfantine et étonnamment disponible à autant d’appels de Dieu et de la Vierge Marie, de son divin Fils, qu’il subissait de tentations, sans jamais vraiment « tomber » dans l’une ou dans l’autre. Je le rencontrai à mi-parcours, il avait guerroyé déjà six-ou sept ans. Il entreprit à mes questions, après un premier dialogue qui fut surtout l’accrochage de l’amitié tout humaine, mais spirituellement perplexe – la confidence d’un religieux sur son état de vie ou sur sa vocation dans l’origine et dans l’actualité, est toujours un étonnement pour le laïc, si pieux ou croyant qu’il s’imagine être : le pied de la lettre de toute répoonse à un appel, ressenti avec précision, de la part de Dieu, alors très identifié – de me dire sa vie. Je l’enregistrai avec la permission de son Abbé. Ce devint un moment périodique mélangeant le passé et beaucoup d’étapes très diverses, dites avec beaucoup de simplicité et de conviction, avec le « ressenti » de sa vie monastique, et le déroulement rayonnant en lui d’une familiatrité priante avec ce grand lieu de pèlerinage marial contemporain : Mezzugorgié, aboutissant à un projet, apparemment disproportionné, une fondation, une communauté nouvelle et nécessaire là-bas. Je suivais, je comprenais, je croyais à ce qu’il me disait si extraordinaire, si concret – la mystique est concrète, elle n’est ni rêve ni fantasme et l’expérience historique a montré qu’elle peut se dire : tout cela est pour moi mystère, mais je crois au réel, et ce que me confiait ce moine, d’exactement mon âge à quelques mois près, a eu la tonicité du réel.

Il m’a fait un extraordinaire cadeau : me donner de l’accompagner dans ses derniers instant – juste à ces mots, deux ans pour son ultime souffle qu’annonça, prophétisa un éveil inattendu pour un regard, le regard qu’il me signifia, mi-appel, mi-accord, mi-signal que tout allait bien : il avait d’ailleurs ressassé cette affirmation pendant la dernière semaine de sa vie, tout va bien, je suis heureux… il était mourant !

Mais, aujourd’hui, il y a manifestement plus, une exemplarité re-situant opportunément (pour le « candidat » manqué à une vocation religieuse et sacerdotale que je sus épisodiquement de mon adolescence à il y a encore peu) ce qu’est, au vrai, une vocation, un état de vie religieuses. Là me semble sa postérité particulière, mais elle est sans doute celle de la plupart des moines – au moins bénédictins – contemporains. L’exclamation de son Abbé, arrivant à son chevet, chambre de passage vraiment… quelques minutes après sa mort : quel mystère ! quel mystère ! Même pour le moine averti de sa propre vie et des règles, des héritages du monachisme occidental, c’est le mystère que d’être, vivre et mourir moine.

Parler-écrire-deviner la vie monastique en général, de quelques amis très chers en particulier, par ce que me donne simplement – brut – mon/notre Frère Claude.

Quelques heures ou jours à jouxter la vie monastique en étant accueilli ou en conversant produisent soit la banalité du propos, pas constamment « spirituel » et souvent encombré comme celui de tout homme ou femme de considérations sur le vivre, le couvert, les relations, quelque frustration, des interrogations même sur la vie menée (j’en ai reçu étonnantes de vérité mais accablantes pour la suite, quoique même ceux qui changent d’orientation restent marqués par leur premier état, et y delmeurent, je crois, fidèles malgré beaucoup d’apparences pour des tiers pressés d’évaluer). Il y a les bâtiments, les cadres physiques et mentaux, l’habit, les offices, la charge dans le monastère. Du pratique.

C’est la durée qui fait l’épreuve et l’astreinte. La vocation monastique est un don de Dieu et un don fait de soi à Dieu, mais concrètement c’est entrer pour la perpétuité terrestre dans une communauté d’hommes, chacun bien précis, attrayants, journaliers, cyclothimique, ennuyeux, mal tenus ou magnifiques mais seulement par instant. C‘est s’enfermer dans un type de pensée et même de prière à sans cesse consentir et cultiver alors que l’âme, la chair pour certains (d’autres l’ont calme ou indifférente) vagabondent et voudraient l’évasion ou la tentative : les inoubliables Narcisse et Goldmund d’Hermann Hesse, qui – autant que Robert Brasillach que je lui fis aussi découvrir – passionna un autre de « mes » moines, le premier en chronologie de ma vie. Celui-ci comme Claude a la nudité de n’avoir valu pour l’extérieur que par la fonction d’hôtelier : Claude produisait des céramiques décorées à l’atelier du moanstère, rapportant à celui-ci un de ses plus gros chiffres d’affaires. Bien des religieux ont des succès tout à fait mondiaux par leur production littéraire (même si les sujets sont religieux ou spirituels de contenu et de facture) ou par leur art du prêche ou de la retraite. Les Jésuites y excellent, les Dominicains bien moins en France, les Bénédictins se montrent peu en librairie. Claude B. et Dom Jacques M. n’ont pas été célèbres de leur vivant. Un réseau d’amitiés, fait de rencontres et non d’œuvres publiées ou de quelque site dédié, ne produit pas une notoriété mais du surnaturel… ce qui n’est pas immédiatement ni constamment perceptible, ce qui ne distingue pas le religieux du laïc. Le rayonnement, cf. Monsieur Pouget qui a fait la première célébrité de Jean Guitton, remarqué depuis son camp d’officiers prisonniers en Allemagne, par Albert Camus…

Mon moine n’a pas été le curé d’Ars et Dom M. qui eût pu être Bonaventure ou Thomas d’Aquin s’il avait eu l’humilité de ne pas prétendre à la perfection, laquelle réduit au silence pour ne jamais s’essayer… ne laisse pas l’œuvre dont il était capable. Tous deux ont d’abord vécu, et les ayant connu chacun, intimement je crois – autant que d’homme à homme, l’habit religieux n’a, là, rien voir – ils me révèlent le secret. La vie monastique est d’abord la vie et secondairement le monachisme. Elle est, autrement qu’un face-à-face ou un cœur-à-cœur avec Dieu, un combat de la foi à chaque instant, sauf discration. Il me semble que la passion avec laquelle le postulant définit ce qu’il a entendu le concernant en ce monde, pratiquement, concrètement, au sujet de sa vie propre, est un sommet du discernement humain. Le futur moine, encore davantage que le futur prêtre, est un homme nu, généralement jeune et sans grande expérience de la vie, qui préfère absolument et par avance chercher Dieu pour Le trouver plutôt que d’attendre quelque détour de l’existence ou bien une entrée, préparée avec dévotion mais accessoirement, dans l’au-delà.

C’est cette préférence faisant accepter une perpétuité dont les contingences peuvent être médiocres, agaçantes, lamentables, éprouvantes – même si tout est bien tenu et agencé en communauté – qui me paraît le premier témoignage. Même si la fidélité ne confirme pas les premiers pas, la consécration, le ou les vœux, ce mouvement d’oblation initiale, inconditionnelle, totale est une proposition considérable de foi offerte aux tiers, qui ne la font pas ou qui la refusent ou qui ne l’aperçoivent pas.

La vie monastique – je suppose la formation du novice, le parcours décennal de certaines congrégations ou de certains ordres religieux, voire le suivi, les admonestations et les divers contrôles internes à une communauté religieuse, celle où l’appelé a choisi de demeurer – donne sans doute une formation. Paradoxalement, mon/notre cher Frère Claude, parfois si vif et répulsif envers ce qu’il vivait et les différentes modes communautaires et bénédicitins, était d’une reconnaissance fréquemment et fortement exprimée pour la formation reçue. L’habit, la protection, le discernement étaient là, selon lui. Pas du tout une seconde nature, se substituant à la première de naissance et du premier âge, celui d’une dépendance humaine passant à une docilité aux incitations divines, surtout celles qui ne sont perceptibles qu’a posteriori. Formé, c’est-à-dire armé. Le monastère donne au moine l’expérience, la tradition de la condition monastique, entendue – je crois – comme la plus aboutie des conditions chrétiennes. Moins la grâce de la prière à plusieurs, de l’échange pour lire et recevoir ou comprendre des grâces ou messages individuels : ce que j’entendais de Claude montrait que de son vivant ce partage fut peu possible, guère sollicité et quand lui-même le proposait par obéissance à des supérieurs à qui exposer des motions, et aussi l’appel de seconde génération, celui d’un départ, après qu’il y ait eu celui de l’entrée, il était peu reçu. Reçu seulement d’oreille, guère de fond, donc pas accepté. Je l’ai écouté pour ma part mais la suite n’était pas de mon ressort, et ceux pour qui elle l’était, restaient perplexes. Le résultat était pourtant patent. La stabilité pour les uns est aisée : questions « bêtes », quoi faire d’autre ? où aller ? si jamais l’on peut, honnêtetement et surtout à longueur de temps, être en confort avec Dieu et dans l’exercice de la prière, de l’oraison, de la contemplation. Rien à voir avec le travail intellectuel ou avec quelque ministère du oparloir ou des multiples accompagnements que donnent aujourd’hui des religieux à des laïcs. Pas d’occupation si analogue au profane avec agenda et consultation, quasi psy. Claude B. ne faisait que vivre mais sa vie était intensément significative, au moins pour lui. Et… étonnamemment… pour ma femme, pour moi, et sans doute pour quelques autres dont la liste n’est pas possible à faire, et pour quelques noms de co-parcourants, interdite de communication. L’essentiel est qu’elle soit.

Comment peut-on être moine ? Une vocation, un échec, une mort, cela se comprend, c’est factuel. Mais une vie ?

Claude se sauvait par l’originalité. Une originalité reçue pas conçue. Danser sur des airs religieux d’un Israël plusieurs fois millénaire tandis que la communauté psalmodie matines. Un roman feuilleton (ou photo…) à chaque pérégrination pour trouver un lieu de rechange ou aller et revenir à Mezzugorgie. Des rêves ? ou des visions ? ou des apparitions ? produisant des propositions étranges si d’emblée on ne croit pas possible leur invention. Mais je ne crois pas que ce registre ait été ce qu’il y a de transmissible dans cette expérience de la vie que ce moine du rang – rang même inférieur, selon les hiérarchies canoniques. C’était une forme, non le fond d’une foi existentielle.

But et objet de la communauté à fonder ? le lieu, le costume, la mixité relative, l’emploi du temps et de l’énergie de ses membres étaient choisis, dits avec sérieux et précision. Cela pouvait faire sourire jusqu’à entendre un tranquille énoncé : cette communauté serait d’abord de louange. L’évangile d’aujourd’hui
[1]– deuxième anniversaire de sa mort – paraphrase, si je puis ainsi proclamer, par la bouche souveraine du Christ, le propos du moine : Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange ! Grande sagesse que de donner ainsi cette priorité à ce qui serait la communauté à venir – selon une volonté et une providence remplissant de joie mon ami, mon frère, alors même qu’il n’était qu’attente – mais me remémorant le texte de ce matin par la mémoire-même de celui que, ce soir, je célèbre, je dois bien aller à la suite : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. De ceux-là, sans une forfanterie qui se déguise en fausse modestie et distend beaucoup de choses dans la personnalité qu’elle force, Claude était donc.

Le testament est clair. Une écoute la plus concrète, parce que la plus croyante, des signes jour après jour, et il en recevait et il apprenait – je ne suis pas encore un bon élève, pas même débutant – à en recevoir. Ce qui suppose demander, ce qui suppose prier, reconnaître, adorer, attendre. Alors, on entend et on voit. Il entendait et voyait. Une disponibilité telle qu’il put jusqu’à son dernier souffle à la fois vouloir et attendre intensément le signe, la poussée de l’Esprit saint lui enjoignant le grand commencement de ce qu’il voyait comme l’aboutissement de sa vie, de sa vocation et de la volonté du Seigneur sur lui et par lui, et en même temps accepter que rien ne se passe ni ne se réalise que la fraîcheur en lui de la grâce quotidienne pour continuer de vivre, de vouloir et d’attendre… c’était d’une logique et d’une foi inouïes. Ce furent, en ses dernières semaines parmi nous, la fulgurance de l’aveu, la profusion d’amour tant pour les autres, ses compagnons en communauté, que pour un état de vie qui lui avait, peu auparavant et durablement, tant pesé, surtout certaine férule… dont il admettait cependant la légitimité, peut-être pas spirituelle mais fonctionnelle. Soudainement réduit à peu de jours après des rémissions lui offrant – pouvait-il penser et je le pensais aussi – la réalisation de cette promesse qu’il avait cru pouvoir formuler tellement il la recevait en désir et en discernement, il disait la réalité : le bonheur, son bonheur, le bonheur. La vie monastique et sa fin : humaine ? spirituelle ? le bonheur.

Comment ? pourquoi ? une sorte de pédagogie par l’enfance que professait l’adulte d’apparence au terme de cinquante ans de fidélité et d’obédience monastique : la familiarité, à sa manière (mais Dieu s’adapte à nous et se dit à nous, selon nous) ave Jésus et sa mère. Un naturel, un réalisme sortant autrui de tout relativisme.

Donc il a vécu.

Venu à sa tombe ce matin, je réalise que son père spirituel, celui qui le recevait en confession pendant des années et qui l’avait accueilli en visite-retraite d’élection tandis qu’il accomplissait son service national à Lorient, Dom Yves Boucher, est mort juste après lui, comme pour l’accompagner humainement, et lui est voisin de gisant. Ainsi le novice, l’humble est le primesautier a précédé son maître, un des moines les plus éprouvés de cette communauté dont il savait avoir reçu mais qu’il demandait à quitter pour aller plus loin ou plus personnellement, adéquatement. Il a été exaucé en ne partant pas, en livrant la simplicité d’une vie malaisée, spirituellement turbulente aux âges où d’habitude la nature calme tout par lassitude ? par lucidité ? Lui au contraire avait l’élan du fondateur. Tout reste à faire, mais si le bateau resta humainement à quai, mystérieusement il y a un sillage qui va vers très loin et vers une intense lumière. Habit noir du Bénédictin, argent du sourire, or sombre velouté et patiné d’un homme qui était reconnu beau par bien des femmes, dont celle qui m’a épousé. Un homme qui vivait facilement dans les deux dimensions de l’éternité et du spirituel, l’instant et le dessein, genèse et apocalypse. Ce fut un homme de repos pour certains, s’il en agaçait d’autres. Paradoxe dit spécialement par lui et pour lui de la vie monastique en ce qu’elle est d’abord humaine, quelle que soit la tension qui la fait embrasser.

Il n’y a d’exemple que la vie, de contagieux que son témoignage… la parole fait succès, elle commente et agrémente, mais la chair fait la vie.


à discuter et à suivre …


Bertrand Fessard de Foucault – mardi 29 Novembre 2011
à partir de 19 heures 08

[1] - Luc X 21 à 24

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