vendredi 20 septembre 2013

l'entretien du pape François avec le directeur de la revue jésuite en Italie



sera mieux disposé typographiquement, aussitôt que possible

 

en ligne . septembre 2013

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INEDIT :

Un entretien avec le Pape François.

 

19/09/2013

 La revue mensuelle des jésuites français Études publie aujourd’hui 19 septembre 2013 la traduction française d’une interview exclusive du pape François. Cette interview est publiée simultanément dans les revues culturelles jésuites de 16 pays d’Europe et d’Amérique.
Il a été conduit par le P. Antonio Spadaro, sj, directeur de la revue jésuite italienne La Civiltà Cattolica, en trois rencontres échelonnées du 19 au 29 août derniers. Les questions avaient été préparées par les responsables de ces revues.
Le pape François n’accorde pas en général d’interview à la presse. C’est dire le caractère exceptionnel de ce document.

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*  *


© Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Octobre 2013 – www.revue-etudes.com 1
Les 19 et 23 et 29 août derniers, le pape François a accordé trois
longs entretiens au P. Antonio Spadaro s.j., directeur de La
Civiltà Cattolica. Le P. Spadaro représentait l’ensemble des
revues culturelles jésuites européennes et américaines, dont les
responsables avaient préparé un certain nombre de questions.
Le texte de cet entretien a été traduit par François Euvé s.j. et
Hervé Nicq s.j.
Le Pape François n’accorde pratiquement aucune interview.
C’est dire l’intérêt d’un tel document qui permet de mieux
connaître sa personnalité et les grandes lignes qui animent sa spiritualité
et sa théologie.
Rome, Maison Sainte Marthe, lundi 19 août. Le pape François
m’a donné rendez-vous à 10 heures, mais j’ai hérité de mon
père le besoin d’arriver en avance. Les personnes qui m’ac-
cueillent m’installent dans une petite pièce. L’attente est de
courte durée, juste le temps de me souvenir de la façon dont
a émergé à Lisbonne, lors d’une réunion de responsables de
revues jésuites, l’idée de publier de concert une interview du
pape : nous avions imaginé alors quelques questions expri-
mant les intérêts de tous.
Interview du pape François
aux revues culturelles jésuites
Réalisée par le P. Antonio Spadaro, sj
2 © Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Octobre 2013 – www.revue-etudes.com
Deux minutes plus tard, je suis invité à prendre l’ascenseur.
À ma sortie, le pape est déjà là à m’attendre. J’ai
l’agréable impression de n’avoir franchi aucun seuil. J’entre
dans sa chambre et le pape m’installe sur un fauteuil. Il s’assoit
sur une chaise plus haute et plus rigide à cause de ses problèmes
de dos. La pièce est simple, austère. L’espace de travail
du bureau est petit. Je suis frappé par la simplicité du mobilier
et des objets. Il y a là des livres, quelques cartes et des bibelots.
Parmi ceux-ci, une icône de saint François, une statue de
Notre Dame de Luján, Patronne de l’Argentine, un cruci†x et
une statue de saint Joseph dormant [le Songe de Saint Joseph],
très semblable à celle que j’avais vue dans sa chambre de recteur
et de supérieur provincial au Colegio Máximo de San
Miguel. La spiritualité de Bergoglio n’est pas faite d’« énergies
harmonisées », selon son expression, mais de visages humains :
le Christ, saint François, saint Joseph, Marie.
Le pape m’accueille avec ce sourire qui a fait désormais
plusieurs fois le tour du monde et qui ouvre les coeurs.
Nous commençons à parler de choses et d’autres, mais surtout
de son voyage au Brésil. Le pape le considère comme une
vraie grâce. Je lui demande s’il s’est reposé. Il me répond que
oui, qu’il va bien mais surtout que les Journées Mondiales de
la Jeunesse ont été pour lui un « mystère ». Il n’est pas habitué
à s’adresser à autant de monde. « J’arrive à regarder les personnes
individuellement, me dit-il, à entrer en contact de
manière personnelle avec celles qui me font face. Je ne suis
pas coutumier des masses. » Je lui dis qu’e#ectivement cela se
voit et que cela frappe tout le monde. Lorsqu’il est au milieu
des foules, ses yeux se posent sur les personnes. Projetant ces
images, les caméras de télévision nous permettent tous de le
constater, lui se sentant libre de rester en contact direct, au
moins oculaire, avec les personnes. Il est heureux de mes
paroles, de pouvoir être tel qu’il est, de ne pas avoir à altérer
sa manière habituelle de communiquer avec les autres, même
lorsqu’il a devant lui des millions de personnes, comme cela
s’est produit sur la plage de Copacabana.
Nous abordons d’autres sujets. Commentant une de
mes publications, il me dit que les deux penseurs français
contemporains qu’il préfère sont Henri de Lubac et Michel de
Certeau. Je m’exprime ensuite de manière plus personnelle et
lui aussi me parle de lui, en particulier de son élection au ponti
†cat. Lorsqu’il a pris conscience qu’il risquait d’être élu, le
mercredi 13 mars, au moment du déjeuner, il a senti des©
Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Octobre 2013 – www.revue-etudes.com 3
cendre en lui une profonde et inexplicable paix, une consolation
intérieure en même temps qu’un brouillard opaque. Ces
sentiments l’ont accompagné jusqu’à la fin de l’élection.
Je pourrais continuer à discuter aussi familièrement
avec François pendant des heures, mais je prends les feuilles
avec mes quelques questions notées et enclenche l’enregistreur.
Je commence par le remercier au nom de tous les directeurs
des revues jésuites qui publieront cette interview. Peu
avant l’audience qu’il avait accordée aux jésuites de la Civiltà
Cattolica1, le pape m’avait parlé de sa grande di!culté à donner
des interviews. Il préfère prendre le temps de ré"échir
avant de répondre, les réponses justes lui venant dans un
deuxième temps : « Je ne me suis pas reconnu, me dit-il,
quand, sur le vol de retour de Rio de Janeiro, j’ai répondu aux
journalistes qui me posaient des questions. » Le fait est que
durant notre interview le pape se sentira libre d’interrompre
à plusieurs reprises ce qu’il est en train de dire, pour ajouter
quelque chose à sa réponse précédente. La parole du pape
François est une sorte de "ux volcanique d’idées qui se lient
entre elles. Prendre des notes me donne la désagréable sensation
d’interrompre un dialogue qui coule tel une source. Il
est clair que le pape François est plus habitué à la conversation
qu’à l’enseignement.
Qui est Jorge Mario Bergoglio ?
Ma question est prête, mais je décide de ne pas suivre le
schéma que je m’étais $xé, et lui demande à brûle pourpoint :
« Qui est Jorge Mario Bergoglio ? » Le pape me $xe en silence.
Je lui demande si c’est une question que je suis en droit de lui
poser… Il acquiesce et me dit : « Je ne sais pas quelle est la
dé$nition la plus juste… Je suis un pécheur. C’est la dé$nition
la plus juste… Ce n’est pas une manière de parler, un
genre littéraire. Je suis un pécheur. »
Le pape continue de ré"échir, absorbé, comme s’il ne
s’attendait pas à cette question, comme s’il était contraint à
une ré"exion plus approfondie.
« Si, je peux peut-être dire que je suis un peu rusé (un
po’ furbo), que je sais manoeuvrer (muoversi), mais il est vrai
que je suis aussi un peu ingénu. Oui, mais la meilleure synthèse,
celle qui est la plus intérieure et que je ressens comme
étant la plus vraie est bien celle-ci : Je suis un pécheur sur
1. La traduction française
du discours du pape se
trouve sur le site de la revue :
http://www.revue-etudes.
com/Religions/_Audience_
accordee_par_le_pape_
Francois_a_ la_commu
naute_des_ecrivains_de__
La_Civi lta_Cattol ica_
/7497/15594. NB : les notes
sont des traducteurs.
4 © Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Octobre 2013 – www.revue-etudes.com
lequel le Seigneur a posé son regard. » Il poursuit : « Je suis un
homme qui est regardé par le Seigneur. Ma devise, Miserando
atque eligendo, je l’ai toujours ressentie comme profondément
vraie pour moi2. Le gérondif latin miserando me semble
intraduisible tant en italien qu’en espagnol. Il me plaît de le
traduire avec un autre gérondif qui n’existe pas : misericordiando
(en faisant miséricorde). »
Le pape François continue sa ré#exion et me dit, faisant
un saut dont je ne comprends pas le sens sur le moment :
« Je ne connais pas Rome. Je connais peu de choses. Parmi
celles-ci Sainte Marie Majeure : j’y allais toujours. » Je ris :
« Nous l’avions tous très bien compris, Saint Père ! » « Voilà,
oui, poursuit le pape, je connais Sainte Marie Majeure, Saint
Pierre… mais, venant à Rome j’ai toujours habité rue de la
Scrofa. De là, je visitais souvent l’Église de Saint Louis des
Français, et j’allais contempler le tableau de la vocation de
Saint Matthieu du Caravage. » Je commence à comprendre ce
que le pape veut me dire.
« Ce doigt de Jésus… vers Matthieu. C’est comme cela
que je suis, moi. C’est ainsi que je me sens, comme Matthieu ».
Soudain, le pape semble avoir trouvé l’image de lui-même
qu’il recherchait : « C’est le geste de Matthieu qui me frappe :
il attrape son argent comme pour dire : “Non, pas moi ! Non,
ces sous m’appartiennent !” Voilà, c’est cela que je suis : un
pécheur sur lequel le Seigneur a posé les yeux. C’est ce que j’ai
dit quand on m’a demandé si j’acceptais mon élection au
Ponti/cat. » Il murmure alors : « Peccator sum, sed super misericordia
et in!nita patientia Domini nostri Jesu Christi con!-
sus et in spiritu penitentiae accepto (je suis pécheur, mais, par
la miséricorde et l’in/nie patience de Notre Seigneur Jésus
Christ, je suis con/ant et j’accepte en esprit de pénitence). »
Pourquoi est-il devenu jésuite ?
Je comprends que cette formule d’acceptation est aussi pour
le pape François une carte d’identité. Il n’y avait plus rien à
ajouter. Je poursuis avec la première question que j’avais
notée : « Saint Père, qu’est-ce qui vous a poussé à entrer dans
la Compagnie de Jésus ? Qu’est-ce qui vous a frappé dans
l’ordre des jésuites ? »
« Je voulais quelque chose de plus. Mais je ne savais
pas quoi. J’étais entré au séminaire. Les dominicains me
2. La devise du pape
François est tirée des homélies
de saint Bède le
Vénérable, qui, commentant
l’épisode évangélique
de la vocation de saint
Matthieu, écrit : « Jésus vit
un publicain et, le regardant
avec amour et le choisissant,
lui dit : Suis-moi. »
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plaisaient, j’avais des amis dominicains. Mais ensuite j’ai
choisi la Compagnie que j’ai bien connue parce que le
séminaire était confié aux jésuites. Trois choses m’ont frappé
dans la Compagnie : le caractère missionnaire, la communauté
et la discipline. C’est curieux parce que je suis vraiment
indiscipliné de naissance. Mais leur discipline, la manière
d’ordonner le temps, m’ont tellement frappé !
Et puis la communauté est pour moi vraiment fondamentale.
J’ai toujours cherché une vie communautaire.
Comme prêtre, je ne me voyais pas seul. C’est pourquoi je
suis là, à Sainte Marthe. Quand j’ai été élu, j’habitais par
hasard dans la chambre 207. La chambre où nous sommes
maintenant, la 201, était une chambre d’hôte. J’ai choisi de
m’y installer car, quand j’ai pris possession de l’appartement
ponti…cal, j’ai entendu distinctement un “non” à l’intérieur
de moi. L’appartement ponti…cal du Palais Apostolique n’est
pas luxueux. Il est ancien, fait avec goût ; mais pas luxueux.
Cependant, il est comme un entonnoir à l’envers. S’il est
grand et spacieux, son entrée est vraiment étroite. On y entre
au compte-goutte et moi, sans la présence des autres, je ne
peux pas vivre. J’ai besoin de vivre ma vie avec les autres. »
Pendant que le pape parle de mission et de communauté,
les documents de la Compagnie de Jésus parlant de
« communauté pour la mission » me reviennent à l’esprit. Je
les retrouve dans ses paroles.
Que signifie être pape pour un jésuite ?
Je veux poursuivre dans cette voie et lui pose une question
sur le fait qu’il est le premier jésuite à être élu évêque de
Rome : « À la lumière de la spiritualité ignatienne, comment
voyez-vous le service de l’Église universelle auquel vous avez
été appelé ? Que signi…e pour un jésuite d’être élu pape ? Quel
point de la spiritualité ignatienne vous aide le mieux à vivre
votre ministère ? »
« Le discernement », me répond le pape François.
« C’est l’une des choses qui a le plus travaillé intérieurement
Saint Ignace. Pour lui c’est une arme (instrumento di lotta)
pour mieux connaître le Seigneur et le suivre de plus près.
J’ai toujours été frappé par la maxime décrivant la vision
d’Ignace : Non coerceri a maximo, sed contineri a minimo
divinum est (ne pas être enfermé par le plus grand, mais être
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contenu par le plus petit, c’est cela qui est divin). J’ai beaucoup
ré€échi sur cette phrase pour l’exercice du gouvernement
en tant que supérieur : ne pas être limité par l’espace le
plus grand, mais être en mesure de demeurer dans l’espace le
plus limité. Cette vertu du grand et du petit, c’est ce que j’appelle
la magnanimité. À partir de l’espace où nous sommes,
elle nous fait toujours regarder l’horizon. C’est faire les
petites choses de tous les jours avec un coeur grand ouvert à
Dieu et aux autres. C’est valoriser les petites choses à l’intérieur
de grands horizons, ceux du Royaume de Dieu.
Cette maxime donne les critères nécessaires pour se
disposer correctement en vue d’un discernement, pour sentir
les choses de Dieu à partir de son “point de vue”. Pour saint
Ignace les grands principes doivent être incarnés en prenant
en compte les circonstances de lieu et de temps ainsi que les
personnes. Jean XXIII, à sa manière, gouvernait avec une
telle disposition intérieure, répétant la maxime Omnia
videre, multa dissimulare, pauca corrigere (tout voir, passer
sur beaucoup des choses, en corriger quelques unes) parce
que, tout en voyant omnia (tout), l’horizon le plus grand, il
choisissait d’agir sur pauca, sur les choses les plus petites. On
peut avoir de grands projets et les réaliser en agissant sur des
choses minimes. Ou on peut utiliser de faibles moyens qui
s’avèrent plus e!caces que des plus forts, comme le dit aussi
Saint Paul dans la Première Lettre aux Corinthiens.
Ce discernement requiert du temps. Nombreux sont
ceux qui pensent que les changements et les réformes peuvent
advenir dans un temps bref. Je crois au contraire qu’il y a toujours
besoin de temps pour poser les bases d’un changement
vrai et e!cace. Ce temps est celui du discernement. Parfois au
contraire le discernement demande de faire tout de suite ce
que l’on pensait faire plus tard. C’est ce qui m’est arrivé ces derniers
mois. Le discernement se réalise toujours en présence du
Seigneur, en regardant les signes, en étant attentif à ce qui
arrive, au ressenti des personnes, spécialement des pauvres.
Mes choix, même ceux de la vie quotidienne, comme l’utilisation
d’une voiture modeste, sont liés à un discernement spirituel
répondant à une exigence qui naît de ce qui arrive, des
personnes, de la lecture des signes des temps. Le discernement
dans le Seigneur me guide dans ma manière de gouverner.
Je me mé#e en revanche des décisions prises de
manière improvisée. Je me mé#e toujours de la première
décision, c’est-à-dire de la première chose qui me vient à l’es©
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prit lorsque je dois prendre une décision. En général elle est
erronée. Je dois attendre, évaluer intérieurement, en prenant
le temps nécessaire. La sagesse du discernement compense la
nécessaire ambiguïté de la vie et fait trouver les moyens les
plus opportuns, qui ne s’identient pas toujours avec ce qui
semble grand ou fort. »
La Compagnie de Jésus
Le discernement est donc un pilier de la spiritualité du pape. Il
le caractérise comme jésuite. Je lui demande comment la
Compagnie de Jésus peut être au service de l’Église aujourd’hui,
quelle est sa spécicité, ainsi que les risques qu’elle court.
« La Compagnie est une institution en tension,
toujours radicalement en tension. Le jésuite est un homme
décentré. La Compagnie est en elle-même décentrée : son
centre est le Christ et son Église. Par conséquent, si la
Compagnie maintient le Christ et l’Église au centre, elle a
deux points fondamentaux d’équilibre lui permettant de
vivre en périphérie. En revanche, si elle est trop tournée vers
elle-même, si elle se met elle-même au centre en se considérant
comme une structure solide, très bien “armée”, elle court
alors le risque de se sentir sûre d’elle-même et auto-suffisante.
La Compagnie doit toujours avoir devant elle le Deus semper
maior, la recherche de la gloire de Dieu toujours plus grande,
l’Église, Vraie Épouse du Christ notre Seigneur, le Christ Roi
qui nous conquiert et auquel nous o%rons toute notre personne
et toute notre fatigue, même si nous sommes des vases
d’argiles, inadéquats. Cette tension nous porte continuellement
hors de nous-mêmes. Le “compte de conscience”3 est le
moyen, à la fois paternel et fraternel, qui force la Compagnie
à se décentrer, justement parce qu’il l’aide à mieux sortir
d’elle-même pour la mission ».
Le pape fait ici référence à un point spécique des
Constitutions de la Compagnie de Jésus où on lit que le
jésuite doit « manifester sa conscience », c’est-à-dire la situation
intérieure qu’il est en train de vivre, de telle manière que
le supérieur puisse être plus conscient et plus prudent dans
son envoi en mission.
« Mais il est difficile de parler de la Compagnie,
poursuit le pape François. Si nous sommes trop explicites,
nous courons le risque d’être équivoques. La Compagnie
3. Rencontre annuelle du
jésuite avec son supérieur.
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peut se dire seulement sous une forme narrative. Nous
pouvons discerner seulement dans la trame d’un récit et pas
dans une explication philosophique ou théologique,
lesquelles, en revanche, peuvent être discutées. Le style de la
Compagnie n’est pas la discussion mais le discernement, qui,
évidemment, dans sa mise en oeuvre, suppose la discussion.
L’aura mystique ne définit jamais ses bords, ne clôt jamais la
pensée. Le jésuite doit être une personne à la pensée
incomplète, à la pensée ouverte. Il y a eu des époques dans la
Compagnie durant lesquelles la pensée était fermée, rigide,
plus instructive et ascétique que mystique : cette déformation
a généré l’Epitome Instituti. »
Le pape se réfère ici à une synthèse pratique des
Constitutions. Formulée au ""e siècle, elle s’est peu à peu
substituée à ces dernières. Pendant un temps, la formation des
jésuites sur la Compagnie fut modelée par ce texte à tel point
que quelques-uns ne lisaient jamais les Constitutions, texte
fondateur de la Compagnie. Pour le pape, les jésuites ont alors
fait primer les règles sur l’esprit, cédant à la tentation de trop
expliciter et de trop clari#er le charisme de leur ordre.
Il poursuit : « Le jésuite pense toujours, continuellement,
en regardant l’horizon vers lequel il doit aller et en
mettant le Christ au centre. C’est sa véritable force. Et cela
pousse la Compagnie à être en recherche, créative, généreuse.
Elle doit donc, aujourd’hui plus que jamais, être contemplative
dans l’action ; elle doit vivre une proximité profonde avec
toute l’Église, entendue comme le Peuple de Dieu et notre
Sainte Mère l’Église hiérarchique. Cela requiert beaucoup
d’humilité, de sacri#ce, de courage, spécialement quand on
vit des incompréhensions ou que l’on est objet d’équivoques
et de calomnies, mais c’est l’attitude la plus féconde. Pensons
aux tensions du passé sur les rites chinois, sur les rites malabars,
dans les réductions du Paraguay.
J’ai été moi-même témoin d’incompréhensions et de
problèmes que la Compagnie a vécus récemment. Ce furent
des temps di%ciles, spécialement quand il s’est agi d’étendre
le “quatrième voeu” d’obéissance au pape à tous les jésuites et
que cela ne s’est pas fait4. Ce qui me rassurait au temps du
père Arrupe, c’est qu’il était un homme de prière. Il passait
beaucoup de temps en prière. Je me souviens de lui priant
assis par terre, en tailleur, comme le font les Japonais. C’est
pour cela qu’il avait une attitude juste et qu’il a pris les
bonnes décisions. »
4. Allusion à des débats qui
eurent lieu à l’occasion de la
32e Congrégation générale
de la Compagnie de Jésus
(1975). Le Père Arrupe était
alors Supérieur général.
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Le modèle : Pierre Favre,
« prêtre réformé »
À ce moment de l’interview je me demande si, parmi les
jésuites, des origines de la Compagnie à aujourd’hui, certains
l’ont particulièrement marqué. J’interroge donc le Saint Père
et lui demande qui ils sont et en quoi ils l’ont marqué. Le pape
commence par me citer Ignace et François-Xavier puis insiste
sur une „gure connue surtout des jésuites, le bienheureux
Pierre Favre (1506-1546), un Savoyard. C’est l’un des premiers
compagnons de Saint Ignace, à dire vrai le premier,
avec lequel il partagea la même chambre alors qu’ils étaient
tous les deux étudiants à la Sorbonne, rejoints par un troisième
étudiant, François-Xavier. Pierre Favre a été déclaré
bienheureux le 5 septembre 1872 par Pie IX et son procès de
canonisation est actuellement en cours.
Il évoque l’édition [espagnole] du Mémorial de Pierre
Favre dont il con„a la réalisation à deux jésuites spécialistes,
Miguel A. Fiorito et Jaime H. Amadeo, alors qu’il était supérieur
provincial, tout en me disant aimer particulièrement
celle réalisée par Michel de Certeau. Je lui demande alors
pourquoi il est marqué par Favre et quels traits de sa „gure
l’impressionnent.
« Le dialogue avec tous, même avec les plus lointains
et les adversaires de la Compagnie ; la piété simple, une
certaine ingénuité peut-être, la disponibilité immédiate, son
discernement intérieur attentif, le fait d’être un homme de
grandes et fortes décisions, capable en même temps d’être si
doux… »
Pendant que le pape François énumère cette liste de
caractéristiques personnelles de son jésuite préféré, je comprends
combien cette „gure a été pour lui un modèle de vie.
Michel de Certeau définit Favre comme le « prêtre réformé »
pour lequel l’expérience intérieure, l’expression dogmatique
et la réforme structurelle sont intimement liées. Il me semble
comprendre que le pape François s’inspire de cette manière
de réformer.
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Le pape continue avec une ré€exion sur le vrai visage
du fundador (fondateur).
« Ignace est un mystique, pas un ascète. Je m’énerve
beaucoup quand j’entends dire que les Exercices spirituels
sont ignatiens seulement parce qu’ils sont faits dans le silence.
En réalité les Exercices peuvent être aussi parfaitement ignatiens
dans la vie courante et en dehors du silence. Le fait de
souligner l’ascétisme, le silence et la pénitence est une déformation
qui s’est di$usée dans la Compagnie, spécialement
dans le milieu espagnol. Pour ma part, je suis proche du courant
mystique, celui de Louis Lallemant et de Jean-Joseph
Surin. Favre était un mystique. »
L’expérience de gouvernement
Quelle a été l’expérience de gouvernement du père Bergoglio,
qui a été supérieur puis provincial dans la Compagnie de
Jésus ? Le style de gouvernement de la Compagnie implique la
décision de la part du supérieur, mais aussi la confrontation
avec ses « consulteurs ». Je demande donc au pape : « Pensezvous
que votre expérience de gouvernement dans le passé
puisse servir votre action actuelle de gouvernement de l’Église
universelle ? » Le pape François, après un court moment de
ré€exion, se fait plus sérieux, tout en restant serein.
« À dire vrai, dans mon expérience de supérieur dans
la Compagnie je ne me suis pas toujours comporté ainsi. Je
n’ai pas toujours fait les consultations nécessaires. Et cela n’a
pas été une bonne chose. Au départ, ma manière de gouverner
comme jésuite comportait beaucoup de défauts. C’était un
temps difficile pour la Compagnie : une génération entière de
jésuites avait disparu. C’est ainsi que je me suis retrouvé
Provincial très jeune. J’avais 36 ans : une folie (una pazzia) ! Il
fallait a$ronter des situations di/ciles et je prenais mes décisions
de manière brusque et individuelle. Mais je dois ajouter
une chose : quand je con0e une tâche à une personne, je me
0e totalement à elle ; elle doit vraiment faire une grosse erreur
pour que je reprenne ma con0ance. Cela étant, les gens se
lassent de l’autoritarisme. Ma manière autoritaire et rapide
de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux problèmes
et à être accusé d’ultra-conservatisme. J’ai vécu un
temps de profondes crises intérieures quand j’étais à Córdoba.
Voilà, non, je n’ai certes pas été une Bienheureuse Imelda5,
5. Expression idiomatique
signi0ant : « je n’ai pas été
un petit saint ».
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mais je n’ai jamais été conservateur. C’est ma manière autoritaire
de prendre les décisions qui a créé des problèmes.
Je partage cette expérience de vie pour faire comprendre
quels sont les dangers du gouvernement. Avec le
temps, j’ai appris beaucoup de choses. Le Seigneur m’a enseigné
à gouverner aussi à travers mes défauts et mes péchés.
C’est ainsi que, comme archevêque de Buenos Aires, je réunissais
tous les quinze jours les six évêques auxiliaires et,
plusieurs fois par an, le Conseil presbytéral. Les questions
étaient posées, un espace de discussion était ouvert. Cela m’a
beaucoup aidé à prendre les meilleures décisions. Maintenant
j’entends quelques personnes me dire “Ne consultez pas
trop, décidez”. Au contraire, je crois que la consultation est
essentielle. Les Consistoires, les Synodes sont, par exemple,
des lieux importants pour rendre vraie et active cette consultation.
Il est cependant nécessaire de les rendre moins
rigides dans leur forme. Je veux des consultations réelles,
pas formelles. La consulte des huit cardinaux, ce groupe
consultatif outsider, n’est pas seulement une décision personnelle,
mais le fruit de la volonté des cardinaux, ainsi
qu’ils l’ont exprimée dans les Congrégations Générales
avant le Conclave. Et je veux que ce soit une consultation
réelle, et non pas formelle. »
« Sentir avec l’Église »
Je demeure sur le thème de l’Église et essaye de comprendre
ce que signi#e exactement pour le pape François le sentir avec
l’Église dont parle Saint Ignace dans ses Exercices Spirituels.
Le pape répond sans hésitation en partant d’une image.
« L’image de l’Église qui me plaît est celle du peuple de
Dieu, saint et fidèle. C’est la définition que j’utilise souvent,
et c’est celle de [la constitution conciliaire] Lumen gentium
au numéro 12. L’appartenance à un peuple a une forte valeur
théologique : Dieu dans l’histoire du salut a sauvé un peuple.
Il n’y a pas d’identité pleine et entière sans appartenance à un
peuple. Personne ne se sauve tout seul, en individu isolé, mais
Dieu nous attire en considérant la trame complexe des relations
interpersonnelles qui se réalisent dans la communauté
humaine. Dieu entre dans cette dynamique populaire.
Le peuple est sujet. Et l’Église est le peuple de Dieu cheminant
dans l’histoire, avec joies et douleurs. Sentire cum
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Ecclesia (sentir avec l’Église), c’est, pour moi, être au milieu de
ce peuple. L’ensemble des dèles est infaillible dans le croire,
et il manifeste son infallibilitas in credendo à travers le sens
surnaturel de la foi de tout le peuple en marche. Voilà pour
moi le sentir avec l’Église dont parle Saint Ignace. Quand le
dialogue entre les personnes, les Évêques et le pape va dans
cette direction et est loyal, alors il est assisté par l’Esprit Saint.
Ce n’est donc pas un sentir faisant référence aux théologiens.
C’est comme avec Marie : si nous voulons savoir qui
elle est, nous nous adressons aux théologiens ; si nous voulons
savoir comment l’aimer, il faut le demander au peuple.
Marie elle-même aima Jésus avec le coeur du peuple, comme
nous le lisons dans le Magnicat. Il ne faut donc pas penser
que la compréhension du sentir avec l’Église ne soit référée
qu’à sa dimension hiérarchique. »
Après un moment de pause, le pape précise pour éviter
tout malentendu : « Évidemment, il faut rester bien attentif et
ne pas penser que cette infallibilitas de tous les dèles, dont je
suis en train de parler à la lumière du Concile, soit une forme
de populisme. Non, c’est l’expérience de notre Sainte Mère
l’Église hiérarchique, comme l’appelait Saint Ignace, de
l’Église comme peuple de Dieu, pasteurs et peuple tous
ensemble. L’Église est la totalité du peuple de Dieu. Je vois la
sainteté du peuple de Dieu, sa sainteté quotidienne. C’est une
“classe moyenne de la sainteté” dont tous peuvent faire partie,
celle dont parlait Malègue. »
Le pape se réfère ici à Joseph Malègue (1876-1940),
un écrivain français qui lui est cher, en particulier à sa trilogie
incomplète Pierres noires. Les Classes moyennes du
Salut. Certains critiques français l’appelèrent le « Proust
catholique ».
« Je vois la sainteté du peuple de Dieu dans sa patience :
une femme qui fait grandir ses enfants, un homme qui
travaille pour apporter le pain à la maison, les malades, les
vieux prêtres qui ont tant de blessures mais qui ont le sourire
parce qu’ils ont servi le Seigneur, les soeurs qui travaillent
tellement et qui vivent une sainteté cachée. Cela est pour moi
la sainteté commune. J’associe souvent la sainteté à la patience :
pas seulement la patience comme hypomonè (supporter le
poids des événements et des circonstances de la vie), mais
aussi comme constance dans le fait d’aller de l’avant, jour
après jour. C’est cela la sainteté de l’Iglesia militante (Église
militante) dont parle aussi Saint Ignace. Cela a été celle de mes
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parents : de mon père, de ma mère, de ma grand-mère Rosa
qui a beaucoup compté pour moi. Dans mon bréviaire j’ai son
testament et je le lis souvent : pour moi c’est comme une
prière. C’est une sainte qui a tant souert, moralement aussi,
et elle est toujours allée de l’avant avec courage.
Cette Église avec laquelle nous devons sentir, c’est la
maison de tous, pas une petite chapelle qui peut contenir
seulement un petit groupe de personnes choisies. Nous ne
devons pas réduire le sein de l’Église universelle à un nid
protecteur de notre médiocrité. Et l’Église est Mère. L’Église
est féconde. Elle doit l’être ! Quand je me rends compte de
comportements négatifs des ministres de l’Église, de personnes
consacrées, hommes ou femmes, la première chose
qui me vient à l’esprit c’est : “voici un célibataire endurci” ou
“voici une vieille $lle”. Ils ne sont ni père, ni mère. Ils n’ont
pas été capables de donner la vie. En revanche, lorsque je lis
la vie des missionnaires salésiens qui sont allés en Patagonie,
je lis une histoire de vie, de fécondité.
Un autre exemple récent : les journalistes ont beaucoup
parlé du coup de téléphone que j’ai donné à un jeune
homme qui m’avait écrit une lettre. Je l’ai fait parce que sa
lettre était si belle, si simple. Lui téléphoner a été pour moi un
acte de fécondité. Je me suis rendu compte que c’est un jeune
qui est en train de grandir, qui a reconnu un père, et alors je
lui ai dit quelque chose de sa vie. Le père ne peut pas dire “je
m’en moque”. Cette fécondité me fait tellement de bien ! »
Églises jeunes et églises anciennes
Restant sur le thème de l’Église, je pose une question au pape
à la lumière des récentes Journées Mondiales de la Jeunesse :
« Ce grand événement a attiré l’attention des penseurs sur les
jeunes, mais aussi sur ces “poumons spirituels” que sont les
Églises d’institution plus récente. Quelles espérances pour
l’Église universelle lui semblent provenir de ces Églises ? »
« Les jeunes Églises développent une synthèse de foi,
de culture et de vie en devenir, et donc différente de celle
développée par les Églises plus anciennes. Pour moi, le
rapport entre les Églises d’institution plus ancienne et celles
plus récentes est semblable au rapport entre jeunes et anciens
dans une société : ils construisent le futur, mais les uns avec
leur force et les autres avec leur sagesse. Nous courons
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toujours des risques, évidemment ; les Églises plus jeunes
celui de se sentir auto-suffisantes, les plus anciennes de
vouloir imposer aux plus jeunes leur modèle culturel. Mais le
futur se construit ensemble. »
L’Église ? Un hôpital de campagne
Le pape Benoît XVI, annonçant son renoncement au ponti#-
cat, a décrit le monde d’aujourd’hui comme étant sujet à des
mutations rapides et agité de questions de grande importance
pour la vie de foi qui requièrent la vigueur tant du
corps que de l’âme. Je demande au pape, à la lumière de ce
qu’il vient de dire, de quoi l’Église a le plus besoin en ce
moment historique et si des réformes sont nécessaires. Quels
sont ses désirs pour l’Église des prochaines années et à quelle
Église rêve-t-il ? Le pape François, comprenant le début de
ma question, commence par dire que le pape Benoît a fait
acte de sainteté, de grandeur, d’humilité, que c’est un homme
de Dieu, montrant une grande a(ection et une énorme
estime pour son prédécesseur.
« Je vois avec clarté que la chose dont a le plus besoin
l’Église aujourd’hui c’est la capacité de soigner les blessures et
de réchauffer le coeur des fidèles, la proximité, la convivialité.
Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une
bataille. Il est inutile de demander à un blessé grave s’il a du
cholestérol ou si son taux de sucre est trop haut ! Nous devons
soigner les blessures. Ensuite nous pourrons aborder le reste.
Soigner les blessures, soigner les blessures… Il faut
commencer par le bas.
L’Église s’est parfois laissé enfermer dans des petites
choses, de petits préceptes. Le plus important est la première
annonce : “Jésus Christ t’a sauvé !” Les ministres de l’Église
doivent être avant tout des ministres de miséricorde. Le
confesseur, par exemple, court toujours le risque d’être soit
trop rigide, soit trop laxiste. Aucune des deux attitudes n’est
miséricordieuse parce qu’aucune ne fait vraiment cas de la
personne. Le rigoureux s’en lave les mains parce qu’il s’en
remet aux commandements. Le laxiste s’en lave les mains en
disant simplement “cela n’est pas un péché” ou d’autres
choses du même genre. Les personnes doivent être accompagnées
et les blessures soignées.
Comment traitons-nous le peuple de Dieu ? Je rêve
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d’une Église mère et pasteur. Les ministres de l’Église doivent
être miséricordieux, prendre soin des personnes, les accompagner
comme le bon Samaritain qui lave et relève son prochain.
Cet évangile est pur. Dieu est plus grand que le péché.
Les réformes structurelles ou organisationnelles sont secondaires,
c’est-à-dire qu’elles viennent dans un deuxième
temps. La première réforme doit être celle de la manière
d’être. Les ministres de l’Évangile doivent être des personnes
capables de réchau„er le coeur des personnes, de dialoguer et
cheminer avec elles, de descendre dans leur nuit, dans leur
obscurité, sans se perdre. Le peuple de Dieu veut des pasteurs
et pas des fonctionnaires ou des clercs d’État. Les évêques,
particulièrement, doivent être des hommes capables de soutenir
avec patience les pas de Dieu parmi son peuple, de
manière à ce que personne ne reste en arrière, mais aussi
d’accompagner le troupeau qui a le …air pour trouver de
nouvelles voies.
Au lieu d’être seulement une Église qui accueille et
qui reçoit en tenant les portes ouvertes, e„orçons-nous
d’être une Église qui trouve de nouvelles routes, qui est
capable de sortir d’elle-même et d’aller vers celui qui ne la
fréquente pas, qui s’en est allé ou qui est indi„érent. Parfois
celui qui s’en est allé l’a fait pour des raisons qui, bien comprises
et évaluées, peuvent le conduire à revenir. Mais il y
faut de l’audace, du courage. »
Je prends note de ce que le Saint Père est en train de
dire et évoque le fait qu’il y a des chrétiens qui vivent dans
des situations irrégulières pour l’Église ou tout au moins des
situations complexes, des chrétiens qui d’une manière ou
d’une autre, vivent des blessures ouvertes. Je pense aux
divorcés remariés, aux couples homosexuels, aux autres
situations diˆciles. Comment faire alors une pastorale missionnaire
? Le pape me fait signe qu’il a compris ce que j’essaye
de dire et répond :
« Nous devons annoncer l’Évangile sur chaque route,
prêchant la bonne nouvelle du Règne et soignant, aussi par
notre prédication, tous types de maladies et de blessures. À
Buenos Aires j’ai reçu des lettres de personnes homosexuelles,
qui sont des “blessés sociaux” parce qu’elles se ressentent
depuis toujours condamnées par l’Église. Mais ce n’est pas ce
que veut l’Église. Lors de mon vol de retour de Rio de Janeiro,
j’ai dit que, si une personne homosexuelle est de bonne
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volonté et qu’elle est en recherche de Dieu, je ne suis personne
pour la juger. Disant cela, j’ai dit ce que dit le Catéchisme [de
l’Église catholique]. La religion a le droit d’exprimer son
opinion au service des personnes mais Dieu dans la création
nous a rendu libres : l’ingérence spirituelle dans la vie des
personnes n’est pas possible. Un jour quelqu’un m’a demandé
d’une manière provocatrice si j’approuvais l’homosexualité.
Je lui ai alors répondu avec une autre question : “Dis-moi :
Dieu, quand il regarde une personne homosexuelle, en
approuve-t-il l’existence avec affection ou la repousse-t-il en
la condamnant ?” Il faut toujours considérer la personne.
Nous entrons ici dans le mystère de l’homme. Dans la vie de
tous les jours, Dieu accompagne les personnes et nous devons
les accompagner à partir de leur condition. Il faut
accompagner avec miséricorde. Quand cela arrive, l’Esprit
Saint inspire le prêtre afin qu’il dise la chose la plus juste.
C’est aussi la grandeur de la confession : le fait de juger
au cas par cas et de pouvoir discerner ce qu’il y a de mieux à
faire pour une personne qui cherche Dieu et sa grâce. Le
confessionnal n’est pas une salle de torture, mais le lieu de la
miséricorde dans lequel le Seigneur nous stimule à faire du
mieux que nous pouvons. Je pense à cette femme qui avait
subi l’échec de son mariage durant lequel elle avait avorté ;
elle s’est ensuite remariée et elle vit à présent sereine avec
cinq enfants. L’avortement lui pèse énormément et elle est
sincèrement repentie. Elle aimerait aller plus loin dans la vie
chrétienne : que fait le confesseur ?
Nous ne pouvons pas insister seulement sur les questions
liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation
de méthodes contraceptives. Ce n’est pas possible. Je n’ai
pas beaucoup parlé de ces choses, et on me l’a reproché. Mais
lorsqu’on en parle, il faut le faire dans un contexte précis. La
pensée de l’Église, nous la connaissons, et je suis …ls de l’Église,
mais il n’est pas nécessaire d’en parler en permanence.
Les enseignements, tant dogmatiques que moraux, ne
sont pas tous équivalents. Une pastorale missionnaire n’est
pas obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude
de doctrines à imposer avec insistance. L’annonce de type
missionnaire se concentre sur l’essentiel, sur le nécessaire,
qui est aussi ce qui passionne et attire le plus, ce qui rend le
coeur tout brûlant, comme l’eurent les disciples d’Emmaüs.
Nous devons donc trouver un nouvel équilibre, autrement
l’édi…ce moral de l’Église risque lui aussi de s’écrouler
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comme un château de cartes, de perdre la fraîcheur et le parfum
de l’Évangile. L’annonce évangélique doit être plus
simple, profonde, irradiante. C’est à partir de cette annonce
que viennent ensuite les conséquences morales.
Je dis cela en pensant aussi à notre prédication et à son
contenu. Une belle homélie, une vraie homélie doit commencer
avec la première annonce, avec l’annonce du salut. Il n’y a
rien de plus solide, de plus profond et sûr que cette annonce.
Ensuite il faut faire une catéchèse, en tirer une conséquence
morale. Mais l’annonce de l’amour salvi‡que de Dieu est premier
par rapport à l’obligation morale et religieuse.
Aujourd’hui, il semble parfois que prévaut l’ordre inverse.
L’homélie est la pierre de touche pour évaluer la proximité et
la capacité de rencontre d’un pasteur avec son peuple, parce
que celui qui prêche doit connaître le coeur de sa communauté
pour chercher où le désir de Dieu est vivant et ardent.
Le message évangélique ne peut être réduit à quelques-uns de
ses aspects qui, bien qu’importants, ne manifestent pas à eux
seuls le coeur de l’enseignement de Jésus. »
Le premier pape religieux
depuis 182 ans…
François est le premier pape issu d’un ordre religieux depuis
le camaldule Grégoire XVI élu en 1831, il y a 182 ans. Je lui
demande donc : « Quelle est la place des religieux dans
l’Église d’aujourd’hui ? »
« Les religieux sont des prophètes. Ils ont choisi de se
mettre à la suite de Jésus en imitant sa vie d’obéissance au
Père, la pauvreté, la vie de communauté et la chasteté. En ce
sens, les voeux (de religion) ne peuvent pas finir en caricatures,
autrement, par exemple, la vie de communauté devient un
enfer et la chasteté un mode de vie pour vieux garçons. Le
voeu de chasteté doit être un voeu de fécondité. Dans l’Église,
les religieux sont appelés en particulier à être des prophètes
qui témoignent de la manière dont Jésus a vécu sur cette
terre, et qui annoncent comment le Règne de Dieu sera dans
sa perfection. Un religieux ne doit jamais renoncer à l’attitude
prophétique. Cela ne veut pas dire s’opposer à la part
hiérarchique de l’Église, même si la fonction prophétique et
la structure hiérarchique ne coïncident pas. Je parle d’une
proposition toujours positive, qui ne doit pas être peureuse.
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Pensons à ce qu’ont fait tant de grands saints, moines,
religieux et religieuses, depuis l’abbé saint Antoine. Être
prophète peut parfois signifier faire ruido6, je ne sais pas
comment dire… La prophétie fait du bruit, on pourrait dire
qu’elle sème la pagaille7. Son charisme est d’être un levain
dans la pâte : la prophétie annonce l’esprit de l’Évangile. »
Les dicastères romains, la synodalité,
l’oecuménisme
À propos de la référence à la hiérarchie, je demande alors au
pape : « Que pensez-vous des dicastères romains ? »
« Les dicastères romains sont au service du pape et
des évêques : ils doivent aider soit les Églises particulières
soit les conférences épiscopales. Ils sont des organismes
d’aide. Dans certains cas, quand ils ne sont pas bien compris,
ils courent le risque de devenir plutôt des organismes de
censure. C’est impressionnant de voir les dénonciations
pour manque d’orthodoxie qui arrivent à Rome ! Je crois que
ces cas doivent être étudiés par les conférences épiscopales
locales, auxquelles Rome peut fournir une aide pertinente.
De fait, ces cas se traitent mieux sur place. Les dicastères
romains sont des médiateurs et non des intermédiaires ou
des gestionnaires. »
Je rappelle au pape que le 29 juin dernier, pendant la
cérémonie de bénédiction et remise du pallium à 34 archevêques
métropolitains, il avait présenté le « chemin de la synodalité
» comme le chemin qui conduit l’Église unie à « croître
en harmonie avec le service du primat (romain) ». C’est
pourquoi je demande : « Comment concilier harmonieusement
le primat de Pierre et la synodalité ? Quels chemins peuvent
être pratiqués, et ce dans une perspective oecuménique ? »
« On doit marcher ensemble : les personnes (la gente),
les évêques et le pape. La synodalité se vit à di/érents
niveaux. Il est peut-être temps de changer la manière de
faire du Synode, car celle qui est pratiquée actuellement me
paraît statique. Cela pourra aussi avoir une valeur oecuménique,
tout particulièrement avec nos frères orthodoxes.
D’eux, nous pouvons en apprendre davantage sur le sens de
la collégialité épiscopale et sur la tradition de la synodalité.
L’e/ort de ré0exion commune, qui prend en considération la
manière dont l’Église était gouvernée dans les premiers
6. Mot espagnol signi1ant
« bruit ».
7. L’expression italienne est
plus forte : qualcuno dice
« casino ».
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siècles, avant la rupture entre l’Orient et l’Occident, portera
du fruit en son temps. Ceci est important pour les relations
oecuméniques : non seulement mieux se connaître, mais
aussi reconnaître ce que l’Esprit a semé dans l’autre comme
un don qui nous est aussi destiné. Je veux poursuivre la
ré‚exion sur la manière d’exercer le primat de Pierre, déjà
initiée en 2007 par la Commission mixte, ce qui a conduit à
la signature du Document de Ravenne. Il faut continuer dans
cette voie. »
Je cherche à comprendre comment le pape voit l’avenir
de l’unité de l’Église. Il me répond : « Nous devons cheminer
unis dans les di#érences : il n’y a pas d’autre chemin pour
nous unir. C’est le chemin de Jésus. »
Et le rôle des femmes dans l’Église ? Plus d’une fois, le
pape a fait référence à ce thème dans diverses occasions.
Dans une interview il avait a%rmé que la présence des
femmes dans l’Église ne s’était pas beaucoup manifestée,
parce que la tentation de machisme ne laissait pas d’espace
pour rendre visible le rôle assigné aux femmes dans la communauté.
Il a repris la question pendant son voyage de retour
de Rio de Janeiro, disant qu’il n’y avait pas encore de théologie
approfondie de la femme. Je demande alors : « Quel doit
être le rôle des femmes dans l’Église ? Comment faire pour le
rendre aujourd’hui plus visible ? »
« Il est nécessaire d’agrandir les espaces pour une
présence féminine plus incisive dans l’Église. Je crains la
solution du “machisme en jupe” car la femme a une structure
di#érente de l’homme. Les discours que j’entends sur le rôle
des femmes sont souvent inspirés par une idéologie machiste.
Les femmes soulèvent des questions que l’on doit a#ronter.
L’Église ne peut pas être elle-même sans les femmes et le rôle
qu’elles jouent. Les femmes lui sont indispensables. Marie,
une femme, est plus importante que les évêques. Je dis cela
parce qu’il ne faut pas confondre la fonction avec la dignité.
Il faut travailler davantage pour élaborer une théologie
approfondie du féminin. C’est seulement lorsqu’on aura
accompli ce passage qu’il sera possible de mieux ré‚échir sur
le fonctionnement interne de l’Église. Le génie féminin est
nécessaire là où se prennent les décisions importantes.
Aujourd’hui le dé) est celui-ci : ré‚échir sur la place précise
des femmes, aussi là où s’exerce l’autorité dans les di#érents
domaines de l’Église. »
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Le concile Vatican II
« Qu’est-ce qu’a réalisé le concile Vatican II ? Que s’est-il
passé ? », lui demandé-je à la lumière des déclarations précédentes,
imaginant une réponse longue et articulée. J’ai plutôt
eu l’impression que le pape considère le Concile comme un
fait si indiscutable qu’il n’est pas nécessaire d’en parler trop
longuement, sous peine d’en réduire l’importance.
« Vatican II fut une relecture de l’Évangile à la lumière
de la culture contemporaine. Il a produit un mouvement de
rénovation qui vient simplement de l’Évangile lui-même. Les
fruits sont considérables. Il suffit de rappeler la liturgie. Le
travail de la réforme liturgique fut un service du peuple en
tant que relecture de l’Évangile à partir d’une situation
historique concrète. Il y a certes des lignes herméneutiques
de continuité ou de discontinuité, pourtant une chose est
claire : la manière de lire l’Évangile en l’actualisant, qui fut
propre au Concile, est absolument irréversible. Il y a ensuite
des questions particulières comme la liturgie selon le Vetus
Ordo. Je pense que le choix du pape Benoît fut prudentiel, lié
à l’aide de personnes qui avaient cette sensibilité particulière.
Ce qui est préoccupant, c’est le risque d’idéologisation du
Vetus Ordo, son instrumentalisation. »
Chercher et trouver Dieu en toutes choses
Sur les dé"s d’aujourd’hui, le discours du pape François est
très équilibré. Il y a plusieurs années, il avait écrit que, pour
voir la réalité, il faut un regard de foi, sinon c’est une réalité
en morceaux, fragmentée, qui est perçue. C’est l’un des
thèmes de l’encyclique Lumen Fidei. J’ai aussi dans l’esprit
quelques passages des discours du pape François pendant les
Journées Mondiales de la Jeunesse de Rio de Janeiro. Je les lui
cite : « Dieu est réel s’il se manifeste dans l’aujourd’hui » ;
« Dieu est partout ». Ce sont des phrases qui enrichissent
l’expression ignatienne « chercher et trouver Dieu en toutes
choses ». Je demande donc au pape : « Saint Père, comment
chercher et trouver Dieu en toutes choses ? »
« Ce que j’ai dit à Rio a une valeur en rapport au temps.
Chercher Dieu dans le passé ou dans le futur est une tentation.
Dieu est certainement dans le passé, parce qu’il est dans les
traces qu’il a laissées. Et il est aussi dans le futur comme
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promesse. Mais le Dieu “concret”, pour ainsi dire, est
aujourd’hui. C’est pourquoi les lamentations ne nous aideront
jamais à trouver Dieu. Les lamentations qui dénoncent un
monde “barbare” finissent par faire naître à l’intérieur de
l’Église des désirs d’ordre entendu comme pure conservation
ou réaction de défense. Non : Dieu se rencontre dans
l’aujourd’hui.
Dieu se manifeste dans une révélation historique,
dans le temps. Le temps initie les processus, l’espace les cristallise.
Dieu se trouve dans le temps, dans les processus en
cours. Nous devons engager des processus, parfois longs,
plutôt qu’occuper des espaces de pouvoir. Dieu se manifeste
dans le temps et il est présent dans les processus de l’histoire.
Cela conduit à privilégier les actions qui génèrent des dynamiques
nouvelles. Cela requiert patience et attente.
Rencontrer Dieu en toutes choses n’est pas un eurêka
empirique. Dans le fond, nous désirons constater tout de
suite notre rencontre avec Dieu à l’aide d’une méthode empirique.
Ce n’est pas ainsi que l’on rencontre Dieu. On le rencontre
dans la brise légère ressentie par Élie8. Les sens qui
perçoivent Dieu sont ceux que saint Ignace appelle les “sens
spirituels”. Pour rencontrer Dieu, Ignace demande d’ouvrir
sa sensibilité spirituelle plutôt que de mettre en oeuvre une
approche purement empirique. Il faut une attitude contemplative
: sentir que l’on va par un bon chemin de compréhension
et d’a"ection à l’égard des choses et des situations. Le
signe en est celui d’une paix profonde, d’une consolation spirituelle,
de l’amour de Dieu et de toutes les choses en Dieu. »
Certitudes et erreurs
Si la rencontre de Dieu en toutes choses n’est pas un « eurêka
empirique », comme dit le pape, et si par conséquent il est
question d’un chemin qui lit l’histoire, il est possible de se
tromper…
« Bien sûr, dans ce chercher et trouver Dieu en toutes
choses, il reste toujours une zone d’incertitude. Elle doit
exister. Si quelqu’un dit qu’il a rencontré Dieu avec une totale
certitude et qu’il n’y a aucune marge d’incertitude, c’est que
quelque chose ne va pas. C’est pour moi une clé importante.
Si quelqu’un a la réponse à toutes les questions, c’est la preuve
que Dieu n’est pas avec lui, que c’est un faux prophète qui
8. 1 Rois 19.
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utilise la religion à son profit. Les grands guides du peuple de
Dieu, comme Moïse, ont toujours laissé un espace au doute.
Si l’on doit laisser de l’espace au Seigneur, et non à nos
certitudes, c’est qu’il faut être humble. L’incertitude se
rencontre dans tout vrai discernement qui est ouvert à la
confirmation de la consolation spirituelle.
Le risque de chercher et trouver Dieu en toutes choses
est donc la volonté de trop expliciter, de dire avec certitude
humaine et arrogance : “Dieu est ici”. Nous trouverons seulement
un dieu à notre mesure. L’attitude correcte est celle de
saint Augustin : chercher Dieu pour le trouver et le trouver
pour le chercher toujours. Souvent on le cherche à tâtons,
comme on peut le lire dans de nombreux passages bibliques.
C’est l’expérience des Pères de la foi qui sont nos modèles. Il
faut relire le chapitre 11 de la Lettre aux Hébreux. Abraham
part sans savoir où il va, guidé par la foi. Tous nos ancêtres
dans la foi sont morts en ayant aperçu les bonnes promesses
mais de loin… Notre vie ne nous est pas donnée comme un
livret d’opéra où tout est écrit ; elle consiste à marcher, cheminer,
agir, chercher, voir… On doit entrer dans l’aventure
de la recherche, de la rencontre, et se laisser chercher et rencontrer
par Dieu.
C’est pourquoi Dieu est premier, Dieu est toujours
premier, Dieu nous précède9. Dieu est un peu comme la #eur
d’amandier, qui #eurit toujours en premier. Nous le lisons
chez les Prophètes. Ainsi Dieu se rencontre sur la route, en
marchant. Quelqu’un pourrait dire que c’est du relativisme.
Est-ce du relativisme ? Oui, si on le comprend de travers,
comme une sorte de panthéisme indistinct. Mais non, si on le
comprend au sens biblique selon lequel Dieu est toujours une
surprise. On ne sait jamais où ni comment on Le trouve, on
ne peut pas $xer les temps ou les lieux où on Le rencontrera.
La rencontre est l’objet d’un discernement. C’est pourquoi le
discernement est fondamental.
Si le chrétien est légaliste ou cherche la restauration,
s’il veut que tout soit clair et sûr, alors il ne trouvera rien. La
tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le
courage d’ouvrir de nouveaux espaces à Dieu. Celui qui
aujourd’hui ne cherche que des solutions disciplinaires, qui
tend de manière exagérée à la “sûreté” doctrinale, qui cherche
obstinément à récupérer le passé perdu, celui-là a une vision
statique et non évolutive. De cette manière, la foi devient une
idéologie parmi d’autres. Pour ma part, j’ai une certitude
9. Dans le texte : « primerea
». C’est une expression
populaire de Buenos Aires.
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dogmatique : Dieu est dans la vie de chaque personne. Dieu
est dans la vie de chacun. Même si la vie d’une personne a été
un désastre, détruite par les vices, la drogue ou autre chose,
Dieu est dans sa vie. On peut et on doit Le chercher dans
toute vie humaine. Même si la vie d’une personne est un terrain
plein d’épines et de mauvaises herbes, c’est toujours un
espace dans lequel la bonne graine peut pousser. Il faut se er
à Dieu. »
Devons-nous être optimistes ?
Ces paroles du pape me rappellent telle ou telle de ses interventions
du passé, dans laquelle celui qui était alors le cardinal
Bergoglio écrivait que Dieu habite déjà dans la cité,
profondément mélangé à tous et uni à chacun. À mon sens,
c’est une autre manière de dire ce qu’écrivait saint Ignace
dans ses Exercices spirituels : Dieu « oeuvre et travaille » dans
notre monde. Je lui demande alors : « devons-nous être optimistes
? Quels sont les signes d’espérance dans le monde
actuel ? Comment être optimiste dans un monde en crise ? »
« Je n’aime pas utiliser le mot “optimiste” parce qu’il
décrit une attitude psychologique. Je préfère le mot
“espérance” que l’on trouve dans le chapitre 11 de la Lettre
aux Hébreux précédemment citée. Les Pères ont continué à
cheminer, à travers de grandes di#cultés. Et l’espérance ne
trompe pas, comme nous le lisons dans la Lettre aux Romains.
Pense plutôt à la première devinette du Turandot de Puccini »,
me demande le pape.
Je me suis alors rappelé les vers où se trouve la devinette
de la princesse et dont la réponse est l’espérance : « Dans la nuit
sombre / Vole un fantôme iridescent. / Il s’élève et ouvre les ailes
/ Sur l’humanité noire, in$nie ; / Chacun l’invoque / Et chacun
l’implore ! / Mais le fantôme disparaît avec l’aurore / Pour
renaître au coeur ! / Et chaque nuit il naît, / Et chaque jour il
meurt ! » Ces vers révèlent le désir d’une espérance qui est
pourtant ici un fantôme iridescent disparaissant à l’aurore.
« L’espérance chrétienne, poursuit le pape François,
n’est pas un fantôme et elle ne trompe pas. C’est une vertu
théologale et donc, finalement, un cadeau de Dieu qui ne
peut pas se réduire à l’optimisme qui n’est qu’humain. Dieu
ne déçoit pas l’espérance car il ne peut se renier lui-même.
Dieu est entièrement promesse. »
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L’art et la créativité
Je reste touché par la référence du pape au Turandot pour
parler du mystère de l’espérance. Je voudrais mieux comprendre
quelles sont ses références artistiques et littéraires. Je
lui rappelle qu’en 2006 il avait dit que les grands artistes
savent présenter en beauté la réalité tragique et douloureuse
de la vie. Je lui demande donc quels sont les artistes et les
écrivains qu’il préfère, s’ils ont quelque trait en commun…
« J’ai aimé un grand nombre d’auteurs très divers.
J’aime beaucoup Dostoïevski et Hölderlin. Du second, je
veux rappeler le poème lyrique écrit pour l’anniversaire de sa
grand-mère. Il est d’une grande beauté et m’a fait
spirituellement beaucoup de bien. C’est celui qui se termine
par le vers “Que l’homme tienne ce que l’enfant a promis”.
Cela m’a touché parce que j’ai beaucoup aimé ma grand-mère
Rosa et, dans son poème, Hölderlin rapproche sa grand-mère
de Marie qui a engendré Jésus qu’il appelle “l’ami de la terre”,
lui “qui ne considéra personne comme étranger”. J’ai lu trois
fois Les !ancés et je l’ai sur ma table pour le relire10. Manzoni
m’a beaucoup apporté. Quand j’étais enfant, ma grand-mère
m’a fait apprendre par coeur le début du livre : “Cette branche
du lac de Côme qui se tourne vers le sud entre deux chaînes
ininterrompues de montagnes”. Gerard Manley Hopkins11
m’a aussi beaucoup plu.
En peinture, j’admire le Caravage. Ses toiles me
parlent. Aussi Chagall et sa Cruci!xion blanche… En
musique, j’aime évidemment Mozart. L’Et incarnatus est de
sa Messe en Do est indépassable. Il te conduit à Dieu ! J’aime
Mozart interprété par Clara Haskil. Il me comble : je ne peux
le penser, je dois l’entendre. J’aime écouter Beethoven, mais
joué de manière prométhéenne (prometeicamente). Pour
moi, l’interprète le plus prométhéen est Furtwängler. Et puis
les Passions de Bach. L’air que je préfère est celui de
l’Erbarme Dich, la plainte de Pierre dans la Passion selon
saint Matthieu. C’est sublime. Puis, à un autre niveau, pas
aussi intime, j’aime Wagner. J’aime l’écouter de temps en
temps. Le meilleur à mon sens est la Tétralogie dans l’interprétation
de Furtwängler à la Scala en 1950. Et le Parsifal
dirigé par Knappertsbuch en 1962.
Nous devons aussi parler cinéma. La strada de Fellini
est le 3lm que j’ai peut-être le plus aimé. Je m’identi3e volontiers
à ce 3lm qui contient une référence implicite à saint
10. Livre d’Alessandro
Manzoni (1785-1873),
poète romantique italien.
Les f iancés (I Promesi
Spos i ) e s t un roma n
historique.
11. Poète anglais, jésuite
(1844-1889).
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François. Je pense avoir vu tous les €lms avec Anna Magnani
et Aldo Fabrizi12 quand j’avais entre 10 et 12 ans. Un autre
€lm que j’ai beaucoup aimé est Rome ville ouverte. Je suis
surtout redevable de ma culture cinématographique à mes
parents qui m’ont souvent emmené au cinéma.
De manière générale, j’aime les artistes tragiques, particulièrement
les plus classiques. Cervantès met sur la bouche
du bachelier Carrasco une belle dé€nition pour faire l’éloge
de l’histoire de Don Quichotte : “les enfants l’ont entre les
mains, les jeunes gens la lisent, les adultes la comprennent,
les vieillards en font l’éloge.13” Cela me semble une bonne
dé€nition des classiques. »
Je me rends compte que je suis absorbé par les références
du pape et que j’ai le désir d’entrer dans sa vie par la
porte de ses choix artistiques. Ce serait, je pense, un long
parcours à faire. Il inclurait le cinéma, du néoréalisme italien
au Festin de Babette. Me viennent à l’esprit d’autres auteurs et
d’autres oeuvres qu’il a cités dans d’autres occasions, même
des auteurs mineurs, moins connus ou locaux : du Martín
Fierro de José Hernández, à la poésie de Nino Costa ou au
Grand exode de Luigi Orsenigo14. Je pense aussi à Joseph
Malègue et José María Pemán15. Et bien sûr à Dante et à
Borges, mais aussi à Leopoldo Marechal, l’auteur de Adán
Buenosayres, El banquete de Severo Arcángelo et Megafón o la
guerra. Je pense en particulier à Borges parce que Bergoglio,
vingt-huit ans professeur de lettres au Collège de l’Immaculée
Conception de Santa Fé, le connaissait personnellement.
Il enseignait dans les deux dernières années du lycée et éveillait
ses élèves à l’écriture créative. J’ai eu une expérience
similaire à la sienne quand j’avais son âge à l’Istituto Massimo
de Rome, en fondant BombaCarta, et je la lui raconte16. À la
€n, je demande au pape de me raconter sa propre
expérience.
« Ce fut une chose un peu risquée. Je devais faire en
sorte que mes élèves étudient Le Cid. Mais cela ne plaisait pas
aux gamins. Ils demandaient de lire Garcia Lorca. J’ai alors
décidé qu’ils étudieraient Le Cid à la maison et que, pendant
les cours, j’aborderais les auteurs qui leur plaisaient le plus.
Évidemment ils voulaient lire les oeuvres les plus “piquantes”,
qu’elles soient contemporaines comme La casada in$del17 ou
classiques comme La Celestina de Fernando de Rojas. Or, en
lisant ces oeuvres qui les attiraient sur le moment, ils prenaient
goût à la littérature ou à la poésie de manière plus
12. Acteurs italiens du
milieu du //e siècle. Les
deux jouent dans Rome,
ville ouverte de Roberto
Rossellini.
13. Don Quichotte, ch. III.
14. Le premier (1834-1886)
est un poète, journaliste et
homme politique argentin.
Martín Fierro est un poème
épique . Le deux ième
(1886-1945) est un poète
piémontais. Quant au troisième
ouvrage, c’est le récit
de l’exode des paysans piémontais
vers la pampa
argentine.
15. Le premier (1876-1940)
est un écrivain français. Le
second (1897-1981) est un
écrivain espagnol.
16. Littéralement « Bombe
de papier ». C’est une expér
ience a r t i s t ique qui
remonte à la €n des années
1990. Voir le site (en italien)
: http://bombacarta.
com
17. L’épouse in$dèle.
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générale, et ils passaient ensuite à d’autres auteurs. Ce fut
pour moi une grande expérience. J’ai fait le programme mais
d’une façon non structurée, c’est-à-dire non pas en suivant
l’organisation prévue, mais selon un ordre qui venait naturellement
en lisant les auteurs. Cette manière de faire me correspondait
très bien : je n’aimais pas appliquer un programme
rigide, mais bien savoir plus ou moins où je voulais arriver.
C’est alors que j’ai commencé à les faire écrire. À la …n, j’ai
décidé de faire lire à Borges deux récits écrits par mes élèves.
Je connaissais sa secrétaire qui avait été ma professeure de
piano. Borges a été emballé. Et il a proposé d’écrire l’introduction
de l’un de ces récits. »
« Alors, Saint Père, la créativité, c’est important dans
la vie d’une personne ? ». Il rit et me répond : « Pour un jésuite,
c’est extrêmement important. Un jésuite doit être créatif. »
Frontières et laboratoires
Recevant les pères et collaborateurs de La Civiltà Cattolica, le
pape François avait décliné une triade de caractéristiques
essentielles pour le travail culturel des jésuites. Je me souviens
que ce jour-là, le 14 juin dernier, dans un échange précédant
la rencontre avec l’ensemble du groupe, il m’avait
annoncé par avance la triade : dialogue, discernement, frontière18.
Il avait particulièrement insisté sur le dernier point,
citant Paul VI qui, dans un fameux discours, avait dit des
jésuites : « Partout dans l’Église, même dans les situations les
plus di"ciles et les plus actuelles, aux carrefours des idéologies
et dans les tranchées sociales, il y a toujours eu et il y a
confrontation entre les exigences brûlantes de l’homme et le
message éternel de l’Évangile, et là étaient présents les jésuites
et ils le sont encore. »
Je demande quelque éclaircissement au pape : « Vous
nous avez demandé d’être attentifs à ne pas tomber dans “la
tentation de domestiquer les frontières : on doit aller vers les
frontières et non transporter les frontières chez soi pour les
vernir (verniciarli) un peu et les domestiquer.” À quoi vous
référez-vous ? Qu’avez-vous l’intention de nous dire exactement
? Le présent entretien a été élaboré au sein d’un groupe
de revues dirigées par la Compagnie de Jésus : à quoi souhaitez-
vous les inviter ? Quelles doivent être leurs priorités ? »
18. Voir note 1.
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« Les trois mots-clés que j’ai adressés à la Civiltà
Cattolica peuvent être étendus à toutes les revues de la
Compagnie, avec sans doute des accents divers selon leur
nature et leurs objectifs. Quand j’insiste sur la frontière, je
me réfère à la nécessité pour l’homme de culture d’être inséré
dans le contexte dans lequel il travaille et sur lequel il ré#échit.
Il y a toujours en embuscade le danger de vivre dans un
laboratoire. Notre foi n’est pas une foi-laboratoire mais une
foi-chemin, une foi historique. Dieu s’est révélé comme histoire,
non pas comme une collection de vérités abstraites. Je
crains le laboratoire car on y prend les problèmes et on les
transporte chez soi pour les domestiquer et les vernir, en
dehors de leur contexte. Il ne faut pas transporter chez soi la
frontière mais vivre sur la frontière et être audacieux.
« Quand on parle de problèmes sociaux, une chose est
de se réunir pour étudier le problème de la drogue dans une
villa miseria19, et une autre, d’aller sur place, d’y vivre, de
comprendre et d’étudier le problème de l’intérieur. Il existe
une lettre remarquable du Père Arrupe sur la pauvreté, adressée
aux Centros de Investigación y Acción Social (CIAS,
Centres de Recherche et d’Action Sociales), dans laquelle il
dit clairement qu’on ne peut pas parler de pauvreté si on ne
l’expérimente pas par une insertion directe dans les lieux où
elle se vit. Ce mot d’“insertion” est dangereux parce que certains
religieux l’ont pris comme un slogan et des catastrophes
sont arrivées par manque de discernement. Mais il est vraiment
important.
Il y a tant de frontières. Pensons aux religieuses qui
vivent en milieu hospitalier : elles vivent aux frontières. J’ai
beaucoup de gratitude pour l’une d’entre elles. Quand j’ai eu
un problème au poumon à l’hôpital, le médecin m’a donné de
la pénicilline et de la streptomycine à une certaine dose. La
soeur qui se tenait dans la salle a triplé la dose parce qu’elle
avait du #air (aveva "uto), elle savait quoi faire parce qu’elle
se tenait toute la journée auprès des malades. Le médecin, qui
était certes compétent, vivait dans son laboratoire, la soeur
vivait sur la frontière et dialoguait avec la frontière toute la
journée. Tandis que domestiquer la frontière signi&e se limiter
à parler à partir d’une position distanciée, à s’enfermer
dans son laboratoire. C’est certes utile, mais, pour nous, la
ré#exion doit toujours partir de l’expérience. »
19. C’est le nom donné en
Argentine aux bidonvilles.
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Comment l’homme se comprend lui-même
Je demande alors au pape si cela vaut aussi bien, et comment,
pour une importante frontière culturelle qu’est le dé anthropologique
actuel. L’anthropologie à laquelle l’Église s’est traditionnellement
rapportée et le langage dans lequel elle l’a
exprimée restent une référence solide, fruit d’une sagesse et
d’une expérience séculaires. Pourtant l’homme auquel
l’Église s’adresse ne paraît plus les comprendre ou les considérer
comme su…sants. Mon raisonnement est que l’homme
s’interprète lui-même autrement que par le passé, à l’aide
d’autres catégories, du fait des grands changements dans la
société et d’une connaissance plus large de lui-même…
À ce moment, le pape se lève et va prendre sur sa table
son bréviaire. C’est un bréviaire en latin, bien usé. Il l’ouvre à
l’Office des lectures du vendredi de la 27e semaine. Il me lit
un passage tiré du Commonitorium Primum de saint Vincent
de Lérins : ita étiam christiánae religiónis dogma sequátur
has decet proféctuum leges, ut annis scílicet consolidétur, dilatétur
témpore, sublimétur aetáte (“il en va de même pour les
dogmes de la religion chrétienne : la loi de leur progrès veut
qu’ils se consolident au cours des ans, se développent avec le
temps et grandissent au long des âges”).
Le pape poursuit : « Saint Vincent de Lérins fait la
comparaison entre le développement biologique de l’homme
et la transmission du depositum %dei (dépôt de la foi) d’une
époque à l’autre : il croît et se consolide au fur et à mesure du
temps qui passe. Ainsi, la compréhension de l’homme change
avec le temps et sa conscience s’approfondit aussi. Pensons à
l’époque où l’esclavage ou la peine de mort étaient admis
sans aucun problème. Les exégètes et les théologiens aident
l’Église à faire mûrir son propre jugement. Les autres sciences
et leur évolution aident l’Église dans cette croissance en compréhension.
Il y a des normes et des préceptes secondaires de
l’Église qui ont été e…caces en leur temps, mais qui,
aujourd’hui, ont perdu leur valeur ou leur signication. Il est
erroné de voir la doctrine de l’Église comme un monolithe
qu’il faudrait défendre sans nuance.
Du reste, à chaque époque, l’homme cherche à mieux
se comprendre et à mieux s’exprimer. Avec le temps, l’homme
change sa manière de se percevoir : une chose est l’homme
qui s’exprime en sculptant la Nikè (Victoire) de Samothrace,
une autre celui qui s’exprime dans l’oeuvre du Caravage, une
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autre dans celle de Chagall, une autre encore dans celle de
Dalí. Les formes dans lesquelles s’exprime la vérité peuvent
être variées (multiformi), et cela, en e!et, est nécessaire pour
transmettre le message évangélique dans sa signi"cation
immuable.
L’homme est à la recherche de lui-même. Évidemment,
dans cette recherche, il peut aussi se tromper. L’Église a vécu
des époques de génie, comme par exemple celle du thomisme.
Mais elle a vécu aussi des périodes de décadence de la
pensée. Nous ne devons pas confondre par exemple le génie
du thomisme avec le thomisme décadent. Pour ma part, j’ai
malheureusement étudié la philosophie dans des manuels de
thomisme décadent. Pour penser l’homme, l’Église devrait
tendre au génie et non à la décadence.
Quand une expression de la pensée n’est-elle pas
valide ? Quand la pensée perd de vue l’humain, quand elle en
a peur ou qu’elle se laisse égarer sur elle-même. C’est la pensée
trompée que l’on peut se représenter comme Ulysse
confronté au chant des sirènes, comme Tannhäuser entouré
d’une orgie de satyres et de bacchantes, comme Parsifal, au
second acte de l’opéra de Wagner, au royaume de Klingsor.
Pour développer et approfondir son enseignement, la pensée
de l’Église doit retrouver son génie et comprendre toujours
mieux comment l’homme s’appréhende aujourd’hui. »
Prier
Je pose une dernière question au pape au sujet de sa manière
préférée de prier.
« Je prie l’Office chaque matin. J’aime prier avec les
psaumes. Je célèbre ensuite la messe. Et je prie le rosaire. Ce
que je préfère vraiment, c’est l’Adoration du soir, même
quand je suis distrait, que je pense à autre chose, voire quand
je sommeille dans ma prière. Entre sept et huit heures du soir,
je me tiens devant le saint sacrement pour une heure d’adoration.
Mais je prie aussi mentalement quand j’attends chez le
dentiste ou à d’autres moments de la journée.
La prière est toujours pour moi une prière “mémorieuse”
(memoriosa), pleine de mémoire, de souvenirs, la
mémoire de mon histoire ou de ce que le Seigneur a fait dans
son Église ou dans une paroisse particulière. C’est la mémoire
dont saint Ignace parle dans la Première semaine des
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Exercices spirituels lors de la rencontre miséricordieuse du
Christ cruci€é. Je me demande : “Qu’ai-je fait pour le Christ ?
Qu’est-ce que je fais pour le Christ ? Que dois-je faire pour le
Christ ?” C’est la même mémoire dont il parle dans la
Contemplatio ad amorem (Contemplation pour obtenir
l’amour), lorsqu’il demande de faire revenir à la mémoire les
biens reçus. Par-dessus tout, je sais que le Seigneur se souvient
de moi. Je peux L’oublier, mais je sais que Lui, jamais.
Jamais Il ne m’oublie. La mémoire fonde radicalement le
coeur d’un jésuite : c’est la mémoire de la grâce, la mémoire
dont il est question dans le Deutéronome, la mémoire des
oeuvres de Dieu qui sont au fondement de l’alliance entre
Dieu et son peuple. C’est la mémoire qui me fait €ls et c’est
elle qui me fait aussi père. »
Je me rends compte que ce dialogue pourrait se prolonger
encore longtemps. Mais, comme le disait le pape, il ne
faut pas « maltraiter les limites ». En tout, nous avons dialogué
six heures, réparties en trois rencontres, les 19, 23 et
29 août. J’ai préféré mettre en ordre le propos sans indiquer
les sauts pour ne pas perdre la continuité. En vérité, ce fut
plus une conversation qu’une interview : les questions se sont
enchaînées sans se limiter à des paramètres prédé€nis de
manière rigide. Sur le plan linguistique, nous passions sans
rupture de l’italien à l’espagnol. Il n’y avait rien de mécanique.
Les réponses naissaient du dialogue au sein d’un
enchaînement que j’ai ici tenté de rendre de manière synthétique,
autant que j’ai pu.
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« L’Église
aujourd’hui » et
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jésuite » sur
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Dans ce long entretien, le pape raconte son itinéraire de jésuite. Il présente sa manière de gouverner en insistant sur la consultation, la réflexion en commun et la collégialité. Il donne sa vision de l’Église comme « peuple de Dieu » en marche. Il insiste sur l’accueil de toutes les personnes, à commencer par les « blessés sociaux », divorcés remariés, homosexuels, femmes ayant connu un avortement. Il dévoile ses goûts artistiques (littérature, musique, cinéma) et donne sa vision de Dieu et de l’homme. On perçoit à quel point sa démarche est inspirée par la spiritualité jésuite.
Le texte intégral de l’interview se trouve en exclusivité ci-dessous, et sa version originale en italien se trouve sur le site de La Civiltà Cattolica : www.laciviltacattolica.it.
 
Les revues publiant cette interview sont, outre Études et La Civiltà Cattolica : Stimmen der Zeit (Allemagne), Streven (Belgique), Mensaje (Chili), Obnovljeni život (Croatie), Razon y fe (Espagne), America (Etats Unis), Thinking Faith (Grande Bretagne), Orizontes (Grèce), A Szív  (Hongrie), Brotéria (Portugal), Viera a život (Slovaquie), Signum (Suède), Choisir (Suisse) et Sic (Venezuela).

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