lundi 28 septembre 2015

les papes devant l'Assemblée générale des Nations Unies . 1965 - 1979 - 1995 - 2008 - 2015






Le pape devant l’assemblée générale des Nations-Unies


Paul VI,
4 Octobre 1965, p. 2

Jean Paul II,
2 Octobre 1979, p. 8

Jean Paul II,
5 Octobre 1995, p. 19

Benoît XVI,
18 Avril 2008, p. 29

François,
25 Septembre 2015, p. 35




DISCOURS DU PAPE PAUL VI
À L'ORGANISATION DES NATIONS UNIES
À L'OCCASION DU 20ème ANNIVERSAIRE DE L'ORGANISATION*
Lundi 4 octobre 1965

Au moment de prendre la parole devant cet auditoire unique au monde, Nous tenons à exprimer d'abord Notre profonde gratitude à Monsieur Thant, votre Secrétaire Général, qui a bien voulu Nous inviter à rendre visite aux Nations-Unies, à l'occasion du vingtième anniversaire de cette institution mondiale pour la paix et la collaboration entre les peuples de toute la terre.
Merci également à Monsieur le Président de l'Assemblée, Monsieur Amintore Fanfani, qui, dès le jour de son entrée en charge, a eu pour Nous des paroles si aimables.
Merci à vous tous, ici présents, pour votre bienveillant accueil. A chacun d'entre vous, Nous présentons Notre salut cordial et déférent. Votre amitié Nous a convié et Nous admet à cette réunion: c'est en ami que Nous Nous présentons à vous.
En plus de Notre hommage personnel, Nous vous apportons celui du Second Concile Œcuménique du Vatican, actuellement réuni à Rome, et dont les Cardinaux qui Nous accompagnent sont les éminents représentants.
En leur nom, comme au Nôtre, à vous tous, honneur et salut! Cette rencontre, vous en êtes tous bien conscients, revêt un double caractère: elle est empreinte à la fois de simplicité et de grandeur. De simplicité car celui qui vous parle est un homme comme vous; il est votre frère, et même un des plus petits parmi vous, qui représentez des Etats Souverains, puisqu'il n'est investi – s'il vous plaît de Nous considérer à ce point de vue – que d'une minuscule et quasi symbolique souveraineté temporelle: le minimum nécessaire pour être libre d'exercer sa mission spirituelle et assurer ceux qui traitent avec lui qu'il est indépendant de toute souveraineté de ce monde. Il n'a aucune puissance temporelle, aucune ambition d'entrer avec vous en compétition. De fait, Nous n'avons rien à demander, aucune question à soulever; tout au plus un désir à formuler, une permission à solliciter: celle de pouvoir vous servir dans ce qui est de Notre compétence, avec désintéressement, humilité et amour.
Telle est la première déclaration que Nous avons à faire. Comme vous le voyez, elle est si simple qu'elle peut paraître insignifiante pour cette assemblée, habituée à traiter d'affaires extrêmement importantes et difficiles.
Et pourtant, Nous vous le disions, et vous le sentez tous, ce moment est empreint d'une singulière grandeur: il est grand pour Nous, il est grand pour vous.
Pour Nous d'abord. Oh! Vous savez bien qui Nous sommes.
Et quelle que soit votre opinion sur le Pontife de Rome, vous connaissez Notre mission: Nous sommes porteur d'un message pour toute l'humanité. Et Nous le sommes non seulement en Notre Nom personnel et au nom de la grande famille catholique: mais aussi au nom des Frères chrétiens qui partagent les sentiments que Nous exprimons ici, et spécialement de ceux qui ont bien voulu Nous charger explicitement d'être leur interprète. Et tel le messager qui, au terme d'un long voyage, remet la lettre qui lui a été confiée: ainsi Nous avons conscience de vivre l'instant privilégié, – si bref soit-il – où s'accomplit un vœu que Nous portons dans le cœur depuis près de vingt siècles. Oui, vous vous en souvenez. C'est depuis longtemps que Nous sommes en route, et Nous portons avec Nous une longue histoire; Nous célébrons ici l'épilogue d'un laborieux pèlerinage à la recherche d'un colloque avec le monde entier, depuis le jour où il Nous fut commandé: « allez, portez la bonne nouvelle à toutes les nations! ». Or c'est vous qui représentez toutes les nations.
Laissez-Nous vous dire que Nous avons pour vous tous un message, oui, un heureux message, à remettre à chacun d'entre vous.
1. Notre message veut être tout d'abord une ratification morale et solennelle de cette haute Institution. Ce message vient de Notre expérience historique. C'est comme « expert en humanité » que Nous apportons à cette Organisation le suffrage de Nos derniers prédécesseurs, celui de tout l'Episcopat Catholique et le Nôtre, convaincu comme Nous le sommes que cette Organisation représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale.
En disant cela, Nous avons conscience de faire Nôtre aussi bien la voix des morts que celle des vivants: des morts tombés dans les terribles guerres du passé en rêvant à la concorde et à la paix du monde; des vivants qui y ont survécu, et qui condamnent d'avance dans leurs cœurs ceux qui tenteraient de les renouveler; d'autres vivants encore: les jeunes générations d'aujourd'hui, qui s'avancent confiantes, attendant à bon droit une humanité meilleure. Nous faisons Nôtre aussi la voix des pauvres, des déshérités, des malheureux, de ceux qui aspirent à la justice, à la dignité de vivre, à la liberté, au bien-être et au progrès. Les peuples se tournent vers les Nations-Unies comme vers l'ultime espoir de la concorde et de la paix: Nous osons apporter ici, avec le Nôtre, leur tribut d'honneur et d'espérance. Et voilà pourquoi pour vous aussi ce moment est grand.
2. Nous le savons, vous en êtes pleinement conscients. Ecoutez maintenant la suite de Notre Message. Il est tout entier tourné vers l'avenir. L'édifice que vous avez construit ne doit plus jamais tomber en ruines: il doit être perfectionné et adapté aux exigences que l'histoire du monde présentera. Vous marquez une étape dans le développement de l'humanité: désormais, impossible de reculer, il faut avancer.
A la pluralité des Etats? qui ne peuvent plus s'ignorer les uns les autres, vous proposez une forme de coexistence extrêmement simple et féconde. La voici: d'abord vous reconnaissez et vous distinguez les uns et les autres. Vous ne conférez certes pas l'existence aux Etats: mais vous qualifiez comme digne de siéger dans l'assemblée ordonnée des peuples chacune des nations; vous donnez une reconnaissance d'une haute valeur morale et juridique à chaque communauté nationale souveraine, et vous lui garantissez une honorable citoyenneté internationale. C'est déjà un grand service rendu à la cause de l'humanité: bien définir et honorer les sujets nationaux de la communauté mondiale; les établir dans une condition juridique qui leur vaut la reconnaissance et le respect de tous, et d'où peut dériver un système ordonné et stable de vie internationale.
Vous sanctionnez le grand principe que les rapports entre les peuples doivent être réglés par la raison, par la justice, le droit, et la négociation, et non par la force, ni par la violence, ni par la guerre, non plus que par la peur et par la tromperie.
C'est ainsi que cela doit être. Et permettez que Nous vous félicitions d'avoir eu la sagesse d'ouvrir l'accès de cette assemblée aux peuples jeunes, aux Etats parvenus depuis peu à l'indépendance et à la liberté nationales; leur présence ici est la preuve de l'universalité et de la magnanimité qui inspirent les principes de cette institution. C'est ainsi que cela doit être. Tel est Notre éloge et Notre souhait, et comme vous le voyez Nous ne les attribuons pas du dehors: Nous les tirons du dedans, du génie même de votre Institution.
3. Votre Statut va plus loin encore: et Notre message s'avance avec lui. Vous existez et vous travaillez pour unir les nations, pour associer les Etats. Adoptons la formule: pour mettre ensemble les uns avec les autres. Vous êtes une Association. Vous êtes un pont entre les peuples. Vous êtes un réseau de rapports entre les Etats. Nous serions tenté de dire que votre caractéristique reflète en quelque sorte dans l'ordre temporel ce que notre Eglise Catholique veut être dans l'ordre spirituel: unique et universelle. On ne peut rien concevoir de plus élevé, sur le plan naturel, dans la construction idéologique de l'humanité. Votre vocation est de faire fraterniser, non pas quelques-uns des peuples, mais tous les peuples. Entreprise difficile?
Sans nul doute. Mais telle est l'entreprise, telle est votre très noble entreprise. Qui ne voit la nécessité d'arriver ainsi progressivement à instaurer une autorité mondiale en mesure d'agir efficacement sur le plan juridique et politique?
Ici encore Nous répétons Notre souhait: allez de l'avant! Nous dirons davantage: faites en sorte de ramener parmi vous ceux qui se seraient détachés de vous; étudiez le moyen d'appeler à votre pacte de fraternité, dans l'honneur et avec loyauté, ceux qui ne le partagent pas encore. Faites en sorte que ceux qui sont encore au dehors désirent et méritent la confiance commune, et soyez alors généreux à l'accorder. Et vous, qui avez la chance et l'honneur de siéger dans cette assemblée de la communauté pacifique, écoutez-Nous: cette confiance mutuelle qui vous unit et vous permet d'opérer de bonnes et grandes choses, faites en sorte qu'il n'y soit jamais porté atteinte, qu'elle ne soit jamais trahie.
4 La logique de ce souhait qui appartient, peut-on dire, à la structure de votre Organisation, Nous porte à le compléter par d'autres formules. Les voici: que personne, en tant que membre de votre union, ne soit supérieur aux autres: Pas l'un au-dessus de l'autre. C'est la formule de l'égalité. Nous savons, certes, que d'autres facteurs sont à considérer outre la simple appartenance à votre organisme. Mais l'égalité aussi fait partie de sa constitution: non pas que vous soyez égaux, mais ici vous vous faites égaux. Et il se peut que, pour plusieurs d'entre vous, ce soit un acte de grande vertu: permettez que Nous vous le disions, Nous, le représentant d'une religion qui opère le salut par l'humilité de son divin Fondateur.
Impossible d'être frère si l'on n'est humble. Car c'est l'orgueil, si inévitable qu'il puisse paraître, qui provoque les tensions et les luttes du prestige, de la prédominance, du colonialisme, de l'égoïsme: c'est lui qui brise la fraternité.
5. Et ici Notre Message atteint son sommet. Négativement d'abord: c'est la parole que vous attendez de Nous et que Nous ne pouvons prononcer sans être conscient de sa gravité et de sa solennité: jamais plus les uns contre les autres, jamais, plus jamais! N'est-ce pas surtout dans ce but qu'est née l'Organisation des Nations-Unies: contre la guerre et pour la paix? Ecoutez les paroles lucides d'un grand disparu, John Kennedy, qui proclamait, il y a quatre ans:« L'humanité devra mettre fin à la guerre, ou c'est la guerre qui mettra fin à l'humanité ». Il n'est pas besoin de longs discours pour proclamer la finalité suprême de votre Institution. Il suffit de rappeler que le sang de millions d'hommes, que des souffrances inouïes et innombrables, que d'inutiles massacres et d'épouvantables ruines sanctionnent le pacte qui vous unit, en un serment qui doit changer l'histoire future du monde: jamais plus la guerre, jamais plus la guerre! C'est la paix, la paix, qui doit guider le destin des peuples et de toute l'humanité!
Merci à vous, gloire à vous, qui depuis vingt ans travaillez pour la paix, et qui avez même donné à cette sainte cause d'illustres victimes!
Merci à vous et gloire à vous pour les conflits que vous avez empêchés et pour ceux que vous avez réglés. Les résultats de vos efforts en faveur de la paix, jusqu'à ces tout derniers jours, méritent, même s'ils ne sont pas encore décisifs, que Nous osions Nous faire l'interprète du monde entier et que Nous vous exprimions en son nom félicitation et gratitude.
Vous avez, Messieurs, accompli, et vous accomplissez une grande œuvre: vous enseignez aux hommes la paix. L'ONU est la grande écalé où l'on reçoit cette éducation, et nous sommes ici dans l'Aula Magna de cette école. Quiconque prend place ici devient élève et devient maître dans l'art de construire la paix. Et quand vous sortez de cette salle, le monde regarde vers vous comme vers les architectes, les constructeurs de la paix.
La paix, vous le savez, ne se construit pas seulement au moyen de la politique et de l'équilibre des forces et des intérêts. Elle se construit avec l'esprit, les idées, les œuvres de la paix. Vous travaillez à cette grande œuvre. Mais vous n'êtes encore qu'au début de vos peines. Le monde arrivera-t-il jamais à changer la mentalité particulariste et belliqueuse qui a tissé jusqu'ici une si grande partie de son histoire? Il est difficile de le prévoir; mais il est facile d'affirmer qu'il faut se mettre résolument en route vers la nouvelle histoire, l'histoire pacifique, celle qui sera vraiment et pleinement humaine, celle-là même que Dieu a promise aux hommes de bonne volonté.
Les voies en sont tracées devant vous: la première est celle du désarmement.
Si vous voulez être frères, laissez tomber les armes de vos mains.
On ne peut pas aimer avec des armes offensives dans les mains. Les armes, surtout les terribles armes que la science moderne vous a données, avant même de causer des victimes et des ruines, engendrent de mauvais rêves, alimentent de mauvais sentiments, créent des cauchemars, des défiances, de sombres résolutions; elles exigent d'énormes dépenses; elles arrêtent les projets de solidarité et d'utile travail; elles faussent la psychologie des peuples. Tant que l'homme restera l'être faible, changeant, et même méchant qu'il se montre souvent, les armes défensives seront, hélas!, nécessaires. Mais vous, votre courage et votre valeur vous poussent à étudier les moyens de garantir la sécurité de la vie internationale sans recourir aux armes: voilà un but digne de vos efforts, voilà ce que les peuples attendent de vous. Voilà ce qu'il faut obtenir! Et pour cela, il faut que grandisse la confiance unanime en cette Institution, que grandisse son autorité; et le but alors – on peut l'espérer – sera atteint. Vous y gagnerez la reconnaissance des peuples, soulagés des pesantes dépenses des armements, et délivrés du cauchemar de la guerre toujours imminente.
Nous savons – et comment ne pas Nous en réjouir? – que beaucoup d'entre vous ont considéré avec faveur l'invitation que Nous avons lancée pour la cause de la paix, de Bombay, à tous les Etats, en décembre dernier: consacrer au bénéfice des Pays en voie de développement une partie au moins des économies qui peuvent être réalisées grâce à la réduction des armements. Nous renouvelons ici cette invitation, avec la confiance que Nous inspirent vos sentiments d'humanité et de générosité.
6. Parler d'humanité, de générosité, c'est faire écho à un autre principe constitutif des Nations-Unies, son sommet positif: ce n'est pas seulement pour conjurer les conflits entre les Etats que l'on œuvre ici; c'est pour rendre les Etats capables de travailler les uns pour les autres. Vous ne vous contentez pas de faciliter la coexistence entre les nations: vous faites un bien plus grand pas en avant, digne de Notre éloge et de Notre appui: vous organisez la collaboration fraternelle des Peuples. Ici s'instaure un système de solidarité, qui fait que de hautes finalités, dans l'ordre de la civilisation, reçoivent l'appui unanime et ordonné de toute la famille des Peuples, pour le bien de tous et de chacun. C'est ce qu'il y a de plus beau dans l'Organisation des Nations Unies, c'est son visage humain le plus authentique; c'est l'idéal dont rêve l'humanité dans son pèlerinage à travers le temps; c'est le plus grand espoir du monde; Nous oserons dire: c'est le reflet du dessein de Dieu – dessein transcendant et plein d'amour – pour le progrès de la société humaine sur la terre, reflet où Nous voyons le message évangélique, de céleste, se faire terrestre. Ici, en effet, il Nous semble entendre l'écho de la voix de Nos Prédécesseurs, et de celle, en particulier, du Pape Jean XXIII, dont le Message de Pacem in Terris a trouvé parmi vous une résonance si honorable et si significative.
Ce que vous proclamez ici, ce sont les droits et les devoirs fondamentaux de l'homme, sa dignité, sa liberté, et avant tout la liberté religieuse. Nous sentons que vous êtes les interprètes de ce qu'il y a de plus haut dans la sagesse humaine, Nous dirions presque: son caractère sacré. Car c'est, avant tout, de la vie de l'homme qu'il s'agit, et la vie de l'homme est sacrée: personne ne peut oser y attenter. C'est dans votre Assemblée que le respect de la vie, même en ce qui concerne le grand problème de la natalité, doit trouver sa plus haute profession et sa plus raisonnable défense. Votre tâche est de faire en sorte que le pain soit suffisamment abondant à la table de l'humanité, et non pas de favoriser un contrôle artificiel des naissances, qui serait irrationnel, en vue de diminuer le nombre des convives au banquet de la vie.
Mais il ne suffit pas de nourrir les affamés: encore faut-il assurer à chaque homme une vie conforme à sa dignité. Et c'est ce que vous vous efforcez de faire. N'est-ce pas l'accomplissement, sous Nos yeux, et grâce à vous, de l'annonce prophétique qui s'applique si bien à votre Institution: « Ils fondront leurs épées pour en faire des charrues et leurs lances pour en faire des faux » (Is. 2, 4)? N'employez-vous pas les prodigieuses énergies de la terre et les magnifiques inventions de la science non plus en instruments de mort, mais en instruments de vie pour la nouvelle ère de l'humanité?
Nous savons avec quelle intensité et quelle efficacité croissantes l'Organisation des Nations-Unies et les organismes mondiaux qui en dépendent travaillent pour aider les Gouvernements qui en ont besoin à hâter leur progrès économique et social.
Nous savons avec quelle ardeur, vous vous employez à vaincre l'analphabétisme et à répandre la culture dans le monde; à donner aux hommes une assistance sanitaire appropriée et moderne; à mettre au service de l'homme les merveilleuses ressources de la science, de la technique, de l'organisation: tout cela est magnifique et mérite l'éloge et l'appui de tous, y compris le Nôtre.
Nous voudrions Nous aussi donner l'exemple, même si la petitesse de Nos moyens empêche d'en apprécier la portée pratique et quantitative: Nous voulons donner à Nos institutions caritatives un nouveau développement contre la faim du monde et en faveur de ses principaux besoins: c'est ainsi, et pas autrement, qu'on construit la paix.
7. Un mot encore, Messieurs, un dernier mot: cet édifice que vous construisez ne repose pas sur des bases purement matérielles et terrestres, car ce serait alors un édifice construit sur le sable; il repose avant tout sur nos consciences. Oui, le moment est venu de la « conversion », de la transformation personnelle, du renouvellement intérieur. Nous devons nous habituer à penser d'une manière nouvelle l'homme; d'une manière nouvelle aussi la vie en commun des hommes, d'une manière nouvelle enfin les chemins de l'histoire et les destins du monde, selon la parole de saint Paul: « revêtir l'homme nouveau créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité » (Eph. 4, 23). Voici arrivée l'heure où s'impose une halte, un moment de recueillement, de réflexion, quasi de prière: repenser à notre commune origine, à notre histoire, à notre destin commun. Jamais comme aujourd'hui, dans une époque marquée par un tel progrès humain, n'a été aussi nécessaire l'appel à la conscience morale de l'homme. Car le péril ne vient, ni du progrès, ni de la science, qui, bien utilisés, pourront au contraire résoudre un grand nombre des graves problèmes qui assaillent l'humanité. Le vrai péril se tient dans l'homme, qui dispose d'instruments toujours plus puissants, aptes aussi bien à la ruine qu'aux plus hautes conquêtes.
En un mot, l'édifice de la civilisation moderne doit se construire sur des principes spirituels, les seuls capables non seulement de le soutenir, mais aussi de l'éclairer et de l'animer. Et ces indispensables principes de sagesse supérieure ne peuvent reposer – c'est Notre conviction, vous le savez – que sur la foi en Dieu. Le Dieu inconnu dont parlait Saint Paul aux Athéniens sur l'aréopage? Inconnu de ceux, qui pourtant, sans s'en douter, le cherchaient et l'avaient près d'eux, comme il arrive à tant d'hommes de notre siècle? . . . Pour nous, en tout cas, et pour tous ceux qui accueillent l'ineffable révélation que le Christ nous a faite de lui, c'est le Dieu vivant, le Père de tous les hommes.

*AAS 57 (1965), p.877-885.
Insegnamenti di Paolo VI, vol. III, p.507-516.
L’Osservatore Romano, 6.10.1965 p.3, 4.
L'Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française n.41 p.1.
La Documentation catholique n. 1457 col.1730-1738.



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DISCOURS DU PAPE JEAN-PAUL II
À L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES NATIONS-UNIES
2 octobre 1979

1. Je désire exprimer ma gratitude à l'illustre Assemblée générale des Nations Unies à laquelle il m'est permis de participer aujourd'hui et d'adresser la parole. Ma reconnaissance va en premier lieu à Monsieur le Secrétaire général de l'ONU, M. Kurt Waldheim, qui, dès l'automne dernier - peu après mon élection à la chaire de saint Pierre - m'invita à effectuer cette visite, puis renouvela cette invitation en mai dernier lors de notre rencontre à Rome. Dès le début, j'en ai été très honoré et je lui en suis profondément obligé. Et aujourd'hui, devant une si noble Assemblée, je désire vous remercier, Monsieur le Président, de m'avoir si aimablement accueilli et donné la parole.

2. Le motif profond de mon intervention aujourd'hui est, sans aucun doute, le lien particulier de coopération qui unit le Siège apostolique à l'Organisation des Nations Unies, comme l'atteste la présence d'un observateur permanent du Saint-Siège auprès de cette Organisation. Ce lien, que le Saint-Siège tient en grande considération, trouve sa raison d'être dans la souveraineté dont le Siège apostolique est revêtu depuis nombre de siècles. Cette souveraineté est limitée, quant à l'étendue territoriale, au petit État de la Cité du Vatican, mais elle est motivée par une exigence attachée à la papauté, qui doit exercer sa mission en toute liberté et qui, en ce qui concerne ses éventuels interlocuteurs, gouvernements ou organismes internationaux, doit traiter avec chacun d'eux indépendamment d'autres souverainetés. Bien sur, la nature et les fins de la mission spirituelle propre au Siège apostolique et à l'Église sont telles que leur participation aux taches et aux activités de l'ONU est profondément différente de celle des États en tant que communautés au sens politique et temporel.

3. Le Siège apostolique fait grand cas de sa collaboration avec l'ONU. De plus, depuis la naissance de l'Organisation, il a toujours exprimé son estime, en même temps que son accord, pour la signification historique de cette instance suprême de la vie internationale de l'humanité contemporaine. Il ne cesse pas non plus d'appuyer ses fonctions et ses initiatives, qui ont pour but une pacifique vie en société et la collaboration entre les nations. Nous en avons de nombreuses preuves. Depuis plus de trente ans que l'ONU existe, messages pontificaux et encycliques, documents de l'épiscopat catholique, et jusqu'au Concile Vatican II lui-même, lui ont prêté une grande attention. Les Papes Jean XXIII et Paul VI regardaient avec confiance vers cette importante institution qu'ils considéraient comme un signe éloquent et prometteur de notre temps. Et celui qui vous parle actuellement a exprimé aussi à plus d’une reprise, des les premiers mois de son pontificat, la même foi et la même conviction que celles que nourrissaient ses prédécesseurs.

4. Cette confiance et cette conviction du Siège apostolique, comme je le disais, proviennent non pas de raisons purement politiques, mais de la nature religieuse et morale de la mission de l'Église catholique romaine. Celle-ci, en tant que communauté universelle regroupant des fidèles appartenant à presque tous les pays et continents, nations, peuples, races, langues et cultures, s'intéresse profondément à l'existence et à l'activité de l'Organisation qui - comme on peut le déduire de son nom - unit et associe nations et États. Elle unit et associe, et non pas divise et oppose : elle recherche les voies de l'entente et de la collaboration pacifique, essayant, avec les moyens à sa disposition et les méthodes possibles, d'exclure la guerre, la division, la destruction réciproque au sein de cette grande famille qu'est l’humanité contemporaine.

5. Tel est le vrai motif, le motif essentiel de ma présence parmi vous : et je voudrais dire à votre si noble Assemblée combien je lui sais gré d'avoir pris en considération ce motif qui peut rendre utile, d'une certaine façon, ma présence parmi vous. Le fait que parmi les représentants des États, dont la raison d'être est la souveraineté des pouvoirs liés à un territoire et à une population, se trouve également aujourd'hui le représentant du Siège apostolique et de l'Église catholique revêt évidemment une signification importante. Cette Église est celle de Jésus-Christ qui, devant le tribunal du juge romain Pilate, a déclare être roi, mais d'un royaume qui n'est pas de ce monde (cf. Jn 18, 36‑37). Interrogé ensuite sur la raison de son royaume parmi les hommes, il expliqua : “ Je ne suis né, je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité. " (Jn 18. 37.) Me trouvant donc devant les représentants des États, je désire non seulement remercier, mais aussi vous féliciter d'une manière particulière, car l'invitation à donner la parole au Pape dans votre Assemblée démontre que l'Organisation des Nations Unies accepte et respecte la dimension religieuse et morale des problèmes humains dont l'Église s'occupe en vertu du message de vérité et d'amour qu'elle doit apporter au monde. Il est certain que, pour les questions qui sont l'objet de votre tache et de votre sollicitude - comme en témoigne l'ensemble extrêmement vaste et structuré d'institutions et d'activités dirigées par l'ONU ou qui collaborent avec elle, particulièrement dans les domaines de la culture, de la santé, de l'alimentation, du travail, de l'emploi pacifique de l'énergie nucléaire, - il est essentiel que nous nous rencontrions au nom de l'homme pris dans son intégralité, dans la plénitude et la richesse multiforme de son existence spirituelle et matérielle, comme je l'ai dit dans l'encyclique Redemptor hominis, la première de mon pontificat.

6. En cet instant, profitant de l'occasion solennelle d'une rencontre avec les représentants des nations du globe, je voudrais surtout saluer tous les hommes et les femmes qui vivent sur notre terre, Tout homme, toute femme, sans aucune exception. En effet, tout être humain qui habite notre planète est membre d'une société civile, d'une nation, dont beaucoup sont représentées ici. Chacun de vous, Mesdames et Messieurs, est le représentant d'un État, d'un système et d'une structure politique, mais il est surtout le représentant d'unités humaines déterminées ; vous êtes tous les représentants des hommes, pratiquement d'à peu près tous les hommes du globe : d'hommes concrets, de communautés et de peuples qui vivent la phase actuelle de leur histoire et qui, en même temps, sont insérés dans l'histoire de toute l'humanité, avec leur subjectivité et leur dignité de personnes humaines, avec une culture propre, avec leurs expériences et leurs aspirations, leurs tensions et leurs souffrances, et avec leurs attentes légitimes. C'est dans ce rapport que trouve son motif toute l'activité politique, nationale et internationale, qui, en dernière analyse, vient "de l'homme", s'exerce « par l'homme" et est « pour l'homme ». Si cette activité prend ses distances par rapport à cette relation et à cette finalité fondamentales, si elle devient, d'une certaine manière, une fin en elle-même, elle perd une grande partie de sa raison d’être. Bien plus, elle peut aller jusqu'à devenir source d'une aliénation spécifique : elle peut devenir étrangère à l'homme ; elle peut tomber en contradiction avec l'humanité elle-même. En réalité, la raison d’être de toute politique est le service de l'homme, c'est l'adhésion, pleine de sollicitude et de responsabilité, aux problèmes et aux taches essentiels de son existence terrestre, dans sa dimension et sa portée sociales dont dépend aussi, en même temps, le bien de chaque personne.

7. Je m'excuse de parler de questions qui pour vous, Mesdames et Messieurs, sont certainement évidentes. Il ne semble pas inutile, toutefois, d'en parler car ce qui menace le plus souvent les activités humaines, c'est l'éventualité que, en les accomplissant, on puisse perdre de vue les vérités les plus éclatantes, les principes les plus élémentaires.

Permettez-moi de souhaiter que l'Organisation des Nations Unies, en raison de son caractère universel, ne cesse jamais d'être le "forum", la tribune élevée d'où l'on évalue, dans la vérité et dans la justice, tous les problèmes de l'homme. C'est au nom de cette inspiration, c'est à la suite de cette impulsion historique que fut signée le 26 juin 1945, vers la fin de la terrible Deuxième Guerre mondiale, la charte des Nations Unies et que prit naissance, le 24 octobre suivant, votre Organisation. Peu après parut son document fondamental, à savoir la Déclaration universelle des droits de l'homme (10 décembre 1948), de l'homme en tant qu'individu concret et de l'homme dans sa valeur universelle. Ce document est une pierre milliaire placée sur la route longue et difficile du genre humain. Il faut mesurer le progrès de l'humanité non seulement par le progrès de la science et de la technique - qui fait ressortir toute la singularité de l'homme par rapport à la nature - mais en même temps et plus encore par le primat des valeurs spirituelles et par le progrès de la vie morale. C'est proprement en ce domaine que se manifestent la pleine maîtrise de la raison, à travers la vérité, dans les comportements de la personne et de la société et aussi la domination sur la nature ; et c'est là que triomphe en silence la conscience humaine, selon l'adage antique : Genus humanum arte et ratione vivit.

Alors que la technique, par son progrès unilatéral, se tournait vers des fins belliqueuses d'hégémonie et de conquêtes poussant l'homme à tuer l'homme et la nation à détruire une autre nation, la privant de la liberté et du droit d'exister - et j'ai toujours présente à l'esprit l'image de la deuxième Guerre mondiale en Europe, commencée il y a quarante ans, le 1er septembre 1939, par l'invasion de la Pologne, et terminée le 9 mai 1945 - c'est justement alors qu'est née l'Organisation des Nations Unies. Et trois ans plus tard a paru le document qui, comme je l'ai dit, doit être considéré comme une véritable pierre milliaire sur le chemin du progrès moral de l'humanité : la Déclaration universelle des droits de l'homme. Gouvernements et États du monde entier ont compris que s'ils ne veulent pas s'attaquer et se détruire réciproquement, ils doivent s'unir. Le chemin réel, le chemin fondamental qui y conduit passe par chacun des hommes, par la définition, la reconnaissance et le respect des droits inaliénables des personnes et des communautés des peuples.

8. Aujourd'hui, quarante ans après le début de la Seconde Guerre mondiale, je voudrais me référer à l'ensemble des expériences humaines et nationales vécues par une génération qui est encore en grande partie vivante. Il y a peu de temps, j'ai eu l'occasion de réfléchir à nouveau sur quelques-unes de ces expériences dans l'un des lieux les plus douloureux et les plus débordants de mépris pour l'homme et pour ses droits fondamentaux : le camp d'extermination d'Auschwitz que j'ai visité au cours de mon pèlerinage en Pologne en juin dernier. Ce lieu tristement célèbre n'est malheureusement que l'un de tant de lieux semblables dispersés sur le continent européen. Mais le souvenir d'un seul devrait constituer un signal avertisseur sur les chemins de l'humanité contemporaine afin qu'une fois pour toutes elle fasse disparaître toute forme de camp de concentration partout sur la terre. Et de la vie des nations et des États devrait aussi disparaître pour toujours tout ce qui a un rapport avec ces horribles expériences, c'est-à-dire tout ce qui les prolonge, même sous des formes différentes: toute forme de torture ou d'oppression, physique ou morale, pratiquée par quelque système que ce soit et où que ce soit ; ce phénomène est encore plus douloureux lorsqu'il a lieu sous le prétexte de la « sécurité », intérieure ou de la nécessité de conserver une paix apparente

9. Les personnalités présentes me pardonneront d'évoquer un tel souvenir, mais je ne serais pas fidèle à l'histoire de notre siècle, je ne serais pas honnête en face de cette grande cause de l'homme que nous désirons tous servir, si je me taisais, alors que je viens de ce pays sur le corps vivant duquel Auschwitz a été construit autrefois. Je l'évoque cependant, Mesdames et Messieurs, avant tout pour montrer de quelles douloureuses expériences et de quelles souffrances de millions de personnes est issue la Déclaration universelle des droits de l'homme qui a été mise comme inspiration fondamentale, comme pierre angulaire de l'Organisation des Nations Unies. Le prix de cette Déclaration, des millions de nos frères et de nos sœurs l'ont payé de leurs souffrances et de leur sacrifice, provoqués par l'abrutissement qui avait rendu aveugle et sourde la conscience humaine de leurs oppresseurs et des artisans d'un vrai génocide. Ce prix ne peut pas avoir été payé en vain ! La Déclaration universelle des droits de l'homme - avec tout son accompagnement des nombreuses Déclarations et Conventions sur les points les plus importants des droits humains en faveur de l'enfance, de la femme, de l'égalité entre les races, et en particulier les deux Pactes internationaux sur les droits économiques, sociaux et culturels et sur les droits civils et politiques - doit rester pour l'Organisation des Nations Unies la valeur fondamentale à laquelle la conscience de ses membres est confrontée et dont elle tire son inspiration constante. Si l'on en venait à oublier ou à négliger les vérités et les principes contenus dans ce document, en perdant l'évidence originelle dont ils resplendissaient au moment de sa naissance douloureuse, alors la noble finalité de l'Organisation des Nations Unies, c’est-à-dire la vie en commun des hommes et des nations, pourrait se trouver de nouveau face à la menace d'une nouvelle ruine. Cela se produirait si l’éloquence à la fois simple et forte de la Déclaration universelle des droits de l'homme devait céder la place à un intérêt que l'on dit injustement « politique» mais qui, bien souvent, signifie seulement gain et profit unilatéral aux dépens d'autrui, ou encore volonté de puissance qui ne tient pas compte des exigences des autres, toutes choses donc qui sont, par nature, contraires à l'esprit de la Déclaration. "L'intérêt politique" ainsi compris, pardonnez-moi, Messieurs, de le dire, déshonore la noble et difficile mission qui caractérise votre service du bien de vos nations et de toute l'humanité

10. Il y a quatorze ans, mon grand prédécesseur le Pape Paul VI parlait à cette tribune. Il a prononcé alors des paroles mémorables que je désire répéter aujourd'hui « Jamais plus la guerre, jamais plus la guerre !» « Jamais plus les uns contre les autres », et «même pas l'un au-dessus de l'autre», mais toujours, en toute occasion, «les uns avec les autres».

Paul VI a été un serviteur inlassable de la cause de la paix. Moi aussi, je désire le suivre de toutes mes forces et continuer ce service. L'Église catholique, en tous les lieux de la terre, proclame un message de paix ; elle prie pour la paix, elle éduque l'homme à la paix. Les représentants et les fidèles d'autres Églises et Communautés et d'autres religions dans le monde, partagent aussi ce but et s'engagent à son service. Ce travail, uni aux efforts de tous les hommes de bonne volonté, porte évidemment des fruits. Cependant, nous sommes toujours inquiétés par les conflits armés qui éclatent de temps à autre. Comme je remercie le Seigneur lorsqu'on réussit, par une intervention directe, à en conjurer un, comme par exemple la tension qui menaçait l'an dernier l'Argentine et le Chili ! Comme je souhaite que l'on puisse aussi arriver à une solution dans la crise du Moyen-Orient ! Je suis prêt à apprécier à sa juste valeur toute démarche ou tentative concrète réalisée pour résoudre le conflit, mais je rappelle qu'elle n'aurait de valeur que si elle représentait vraiment la "première pierre" d'une paix générale et globale dans la région. Une paix qui, ne pouvant pas ne pas être fondée sur la juste reconnaissance des droits de tous, ne peut pas non plus ne pas inclure la considération et la juste solution du problème palestinien A ce dernier est lié aussi celui de la tranquillité, de l'indépendance et de l'intégrité territoriale du Liban selon la formule qui en a fait un exemple de coexistence pacifique et mutuellement fructueuse de communautés distinctes : je souhaite que, dans l'intérêt commun, une telle formule soit maintenue, avec bien sur les adaptations requises par les développements de la situation. Je souhaite en outre un statut spécial, doté de garanties internationales comme l'avait déjà indique mon prédécesseur le Pape Paul VI, capable d'assurer le respect de la nature particulière de Jérusalem, patrimoine sacré, vénéré par des millions de croyants des trois grandes religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme et l’islam.

Nous ne sommes pas moins troublés par les informations sur le développement des armements qui surpassent tous les moyens de lutte et de destruction que nous ayons jamais connus. Là encore, nous encourageons les décisions et les accords qui visent à en freiner la course. Toutefois, les menaces de destruction, le risque qui se fait jour même quand on accepte certaines informations « tranquillisantes » pèsent lourdement sur la vie de l’humanité contemporaine. La résistance aux propositions concrètes et effectives de désarmement réel - comme celles que cette Assemblée a demandées l'année dernière au cours d'une session spéciale - témoigne que, à côté de la volonté de paix affirmée par tous et désirée par la plupart, coexistent son contraire et sa négation, peut-être cachés, peut-être hypothétiques, mais réels. Les préparatifs de guerre continuels que manifeste en divers pays la production d'armes toujours plus nombreuses, plus puissantes et plus sophistiquées, montrent qu'on veut être prêt à la guerre, et être prêt veut dire être en mesure de la provoquer. Cela veut dire aussi courir le risque que, à tout moment, en tout lieu, de toute manière, quelqu'un puisse mettre en mouvement le terrible mécanisme de destruction générale.

11. Un effort continu et encore plus énergique, tendant à liquider même les possibilités de provocation à la guerre, est donc nécessaire, de façon à rendre impossibles ces cataclysmes, en agissant sur les comportements, sur les convictions, sur les intentions et les aspirations des gouvernements et des peuples. Ce devoir, dont l'Organisation des Nations Unies et chacune de ses institutions ont toujours conscience, ne peut pas ne pas être celui de toute société, de tout régime, de tout gouvernement. Toute initiative qui vise à la coopération internationale pour promouvoir le "développement .. contribue, sans aucun doute, à remplir ce devoir». Comme le disait Paul VI dans la conclusion de son Encyclique Populorum progressio : .. Si le développement est le nouveau nom de la paix, qui ne voudrait y œuvrer de toutes ses forces ? ". Au service de cette tache toutefois, il faut mettre aussi constamment une réflexion et une activité visant à découvrir les racines mêmes de la haine, de la destruction, du mépris, de tout ce qui fait naître la tentation de la guerre. Non pas tant dans le cœur des nations que dans la détermination intérieure des systèmes qui sont responsables de l'histoire de sociétés entières. Dans ce travail de titan - véritable travail de construction de l'avenir pacifique de notre planète -, l'Organisation des Nations Unies a indubitablement une tache clé et un rôle directeur pour lesquels elle ne peut pas ne pas se reporter aux justes idéaux contenus dans la Déclaration universelle des droits de l'homme. Cette Déclaration, en effet, a atteint réellement les racines multiples et profondes de la guerre parce que l'esprit de guerre, dans sa signification première et fondamentale, surgit et mûrit là où les droits inaliénables de l'homme sont violés.

Il y a là une vision nouvelle, profondément actuelle, plus profonde et plus radicale, de la cause de la paix. C'est une vision qui perçoit la genèse de la guerre et, en un certain sens, sa substance dans les formes les plus complexes qui dérivent de l'injustice, considérée sous ses aspects les plus variés : cette injustice commence par porter atteinte aux droits de l'homme, rompant ainsi le caractère organique de l'ordre social, et se répercute ensuite sur tout le système des rapports internationaux. L'encyclique Pacem in Terris de Jean XXIII synthétise dans la pensée de l'Église, le jugement le plus proche des fondements idéologiques de l'Organisation des Nations Unies. Il faut, en conséquence, se fonder sur lui et s'y tenir, avec persévérance et loyauté, pour établir ainsi la vraie "paix sur la terre".

12. En appliquant ce critère, nous devons examiner avec soin quelles sont les tensions principales liées aux droits inaliénables de l'homme qui peuvent faire vaciller la construction de cette paix que tous désirent ardemment et qui est aussi le but essentiel des efforts de l'Organisation des Nations Unies. Ce n'est pas facile, mais c'est indispensable. En entreprenant cette œuvre, chacun doit se situer dans une position complètement objective, se laisser guider par la sincérité, par la disponibilité à reconnaître ses propres préjugés ou erreurs, et même par la disponibilité à renoncer à des intérêts particuliers, y compris les intérêts politiques. La paix est, en effet, un bien plus grand et plus important que chacun d'eux. En sacrifiant ces intérêts à la cause de la paix, nous les servons d'une manière plus juste. Dans intérêt politique de qui pourrait-il jamais y avoir une nouvelle guerre ?

Toute analyse doit nécessairement partir des mêmes prémisses que tout être humain possède une dignité qui, bien que la personne existe toujours dans un contexte social et historique concret, ne pourra jamais être diminuée, blessée ou détruite, mais qui, au contraire, devra être respectée et protégée, si on veut réellement construire la Paix.

13. La Déclaration universelle des droits de l'homme et les instruments juridiques tant au niveau international que national, dans un mouvement qu'on ne peut que souhaiter progressif et continu, cherchent à créer une conscience générale de la dignité de l'homme, et à définir au moins certains des droits inaliénables de l'homme. Qu'il me soit permis d'en énumérer quelques-uns parmi les plus importants qui sont universellement reconnus : le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne : le droit à l'alimentation, à l'habillement, au logement, à la santé, au repos et aux loisirs ; le droit à la liberté d'expression, à l’éducation et à la culture, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion et le droit à manifester sa religion individuellement ou en commun tant en privé qu'en public, le droit de choisir son état de vie, de fonder une famille et de jouir de toutes les conditions nécessaires à la vie familiale ; le droit à la propriété et au travail, à des conditions équitables de travail et à un juste salaire ; le droit de réunion et d'association ; le droit à la liberté de mouvement et à la migration interne et externe, le droit à la nationalité et à la résidence; le droit à la participation politique et le droit de participer au libre choix du système politique du peuple auquel on appartient. L'ensemble des droits de l'homme correspond à la substance de la dignité de l'être humain, compris dans son intégralité, et non pas réduit à une seule dimension ; ils se réfèrent à la satisfaction des besoins essentiels de l'homme, à l'exercice de ses libertés, à ses rapports avec les autres personnes; mais ils se référent toujours et partout à l'homme, à sa pleine dimension humaine

14. L'homme vit en même temps dans le monde des valeurs matérielles et dans celui des valeurs spirituelles. Pour l'homme concret qui vit et qui espère, les besoins, les libertés et les rapports avec les autres ne correspondent jamais seulement à l'une ou à l'autre sphère des valeurs, mais ils appartiennent aux deux sphères. Il est permis de considérer séparément les biens matériels et les biens spirituels pour mieux comprendre qu'ils sont inséparables dans l'homme concret et pour voir comment, par ailleurs, toute menace contre les droits humains, aussi bien dans le cadre des biens matériels que dans celui des biens spirituels, est également dangereuse pour la paix car elle touche toujours l'homme dans son intégralité.

Que mes illustres interlocuteurs me permettent de rappeler une règle constante de l'histoire de l'homme, déjà implicitement contenue dans tout ce qui a été évoqué à propos des droits et du développement intégral de l'homme. Cette règle est fondée sur le rapport entre les valeurs spirituelles et les valeurs matérielles ou économiques. Dans ce rapport, le primat appartient aux valeurs spirituelles par égard pour la nature même de ces valeurs et aussi pour des motifs qui concernent le bien de l'homme. Le primat des valeurs de l'esprit définit la signification des biens terrestres et matériels ainsi que la manière de s'en servir, et se trouve par le fait même à la base de la juste paix. Ce primat des valeurs spirituelles, par ailleurs, contribue à faire que le développement matériel, le développement technique et le développement de la civilisation soient au service de ce qui constitue l'homme, autrement dit qu'ils lui permettent d'accéder pleinement à la vérité, au développement moral, à la possibilité de jouir totalement des biens de la culture dont nous héritons, et à la multiplication de ces biens par notre créativité. Oui, il est facile de constater que les biens matériels ont une capacité de satisfaire les besoins de l'homme qui est loin d'être illimitée ; en soi, ils ne peuvent pas être facilement distribués et, dans le rapport entre celui qui les possède ou en jouit et celui qui en est privé, ils provoquent des tensions, des dissensions, des divisions qui peuvent dégénérer souvent en lutte ouverte. Quant aux biens spirituels, au contraire, beaucoup peuvent en jouir en même temps, sans limites et sans diminution du bien lui-même.

Ajoutons que, plus nombreux sont les hommes qui participent à un tel bien, plus on en jouit et on y puise, et plus ce bien manifeste sa valeur destructible et immortelle. C'est une réalité qui trouve sa confirmation par exemple dans les œuvres de la créativité, c'est-à-dire de la pensée, de la poésie, de la musique, des arts figuratifs, qui sont autant de fruits de l'esprit de l'homme.

15. Une analyse critique de notre civilisation met en évidence le fait que, depuis un siècle surtout, celle-ci a contribué plus que jamais au développement des biens matériels, mais qu'elle a aussi engendré, en théorie et plus encore en pratique, une série de comportements dans lesquels, dans une mesure plus ou moins considérable, la sensibilité pour la dimension spirituelle de l'existence humaine a subi une diminution à cause de certaines prémisses qui ont ramené le sens de la vie humaine de façon prévalante aux multiples conditionnements matériels et économiques, c'est-à-dire aux exigences de la production, du marché, de la consommation, des accumulations de richesses, ou de la bureaucratisation selon laquelle on essaie d'organiser les processus correspondants. Cela ne vient-il pas de ce qu'on a subordonné l'homme à une seule conception et à une seule sphère de valeurs ?

16. Quel lien peuvent avoir ces considérations avec la cause de la paix et de la guerre ? Étant donné que, comme nous l'avons déjà dit précédemment, les biens matériels, de par leur nature, sont à l'origine de conditionnements et de divisions, la lutte pour les conquérir devient inévitable dans l'histoire de l'homme. En cultivant cette subordination unilatérale des hommes aux seuls biens matériels, nous serons incapables de surmonter cet état de nécessité. Nous pourrons l'atténuer, le conjurer dans des cas particuliers, mais nous ne réussirons pas à l'éliminer de façon systématique et radicale si nous ne mettons pas plus largement en lumière et en honneur, aux yeux de chaque homme, dans le projet de toute société, la seconde dimension des biens: la dimension qui ne divise pas les hommes, mais qui les fait communiquer entre eux, les associe et les unit.

Rappelons-nous le fameux prologue de la Charte des Nations Unies dans lequel les peuples des Nations Unies, « décidés à sauver les futures générations du fléau de la guerre", ont réaffirmé solennellement « la foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et dans la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes, et des nations grandes et petites ". Je considère que ce texte entend mettre en évidence la dimension dont je viens de parler.

On ne peut pas en effet combattre les premières manifestations des guerres d'une façon seulement superficielle, en s'attaquant à leurs symptômes. Il faut le faire d'une façon radicale, en remontant aux causes. Si je me suis permis d’attirer l'attention sur la dimension des biens spirituels, je l'ai fait par souci de la cause de la paix, laquelle se construit par l'union des hommes autour de ce qui est le plus humain, le plus profondément humain, autour de ce qui élève les esprits humains au-dessus du monde qui les entoure, de ce qui décide de leur grandeur indestructible : oui, indestructible, malgré la mort à laquelle chacun sur cette terre est soumis. Je voudrais ajouter que l'Église catholique et, je pense que je peux le dire, toute la chrétienté voient précisément dans ce domaine leur tache particulière. Le Concile Vatican II a aidé à préciser ce que la foi chrétienne a en commun, dans cette aspiration, avec les diverses religions non chrétiennes. L'Église est donc reconnaissance envers tous ceux qui, à l'égard d'une telle mission, se comportent avec respect et bienveillance, sans s'y opposer ni la rendre difficile. L'analyse de l'histoire de l'homme, en particulier à l'époque actuelle, montre quel important devoir il y a à faire apparaître plus clairement la portée de ces biens auxquels correspond la dimension spirituelle de l'existence humaine. Elle montre à quel point cette tache importe pour la construction de la paix et quelle gravité revêt toute menace contre les droits de l'homme. Leur violation, même dans les conditions de « paix », est une forme de guerre contre l'homme. Il semble qu'il existe deux principales menaces dans le monde contemporain, qui concernent l'une et l'autre les droits de l'homme, dans le cadre des rapports internationaux et à l'intérieur de chacun des États ou des sociétés.

17. Le premier type de menace systématique contre les droits de l'homme est lié, globalement, à la distribution des biens matériels : celle-ci est souvent injuste, aussi bien dans chaque société que sur l'ensemble du globe. On sait que, non seulement ces biens sont donnés à l'homme comme richesses de la nature, mais que l'homme en jouit, pour la plus grande partie, comme du fruit de son activité multiple, depuis le travail manuel et physique le plus simple jusqu'aux formes les plus complexes de la production industrielle, jusqu'aux recherches et aux études de spécialisation hautement qualifiées. Bien des formes d'inégalité dans la possession et dans la jouissance des biens matériels s'expliquent souvent par des causes ou des circonstances diverses de nature historique et culturelle. Mais de telles circonstances, même si elles peuvent diminuer la responsabilité morale de nos contemporains, n’empêchent pas que les situations d'inégalité soient marquées au coin de l'injustice et du dommage qu'elles causent à la société.

Il faut donc prendre conscience du fait que les tensions économiques qui existent dans les différents pays, dans les rapports entre les États et même entre des continents entiers, comportent en elles-mêmes des éléments substantiels qui limitent ou violent les droits de l'homme, par exemple l'exploitation dans le domaine du travail et les multiples abus qui affectent la dignité de l'homme. Il s'ensuit que le critère fondamental qui permet d'établir une comparaison entre les systèmes socio‑économiques et politiques n'est pas et ne peut pas être le critère de nature hégémonique ou impérialiste, mais peut et même doit être celui de nature humaine, c'est-à-dire la véritable capacité de chacun de réduire, de freiner et d'éliminer au maximum les différentes formes d'exploitation de l'homme et d'assurer à celui-ci, par le travail, non seulement la juste distribution des biens matériels indispensables, mais aussi une participation qui corresponde à sa dignité, à l'ensemble du processus de production et à la vie sociale elle qui se forme autour de ce processus. N'oublions pas que l'homme, même s'il dépend pour vivre des ressources du monde matériel, ne saurait en être l'escla­ve, mais le maître. Les paroles du livre de la Genèse : “Remplissez la terre, soumettez-la " (Gn 1, 28) constituent dans un certain sens une orientation primordiale et essentielle dans le domaine de l'économie et de la politique du travail.

18. Assurément, dans ce domaine, l'humanité entière et chacune des nations ont accompli un progrès considérable depuis un siècle. Cependant, les menaces systématiques et les violations des droits de l'homme ne manquent jamais en ce domaine. Bien souvent subsistent comme facteurs de trouble, d'une part, les terribles disparités entre les hommes et les groupes excessivement riches, et, d'autre part, la majorité numérique des pauvres ou même des miséreux, privés de nourriture, de possibilité de travail et d'instruction, condamnés en grand nombre à la faim et aux maladies. Mais une certaine préoccupation est parfois suscitée aussi par une séparation radicale entre le travail et la propriété, c'est-à-dire par l'indifférence de l'homme face à l'entreprise de production à laquelle il est lié seulement par une obligation de travail sans avoir la conviction de travailler pour un bien qui est sien ou pour lui-même.

On sait bien que l'abîme entre la minorité de ceux qui sont abusivement riches et la multitude de ceux qui sont dans la misère est un symptôme assurément grave dans la vie de toute société. Il faut redire la même chose, et avec plus d'insistance encore, à propos de ce qui sépare chacun des pays et chacune des régions du globe terrestre. Cette grave disparité, qui opposa des zones de satiété à des zones de faim et de crise, peut-elle être comblée autrement que par une coopération organisée de toutes les nations ? Cela requiert avant tout une union inspirée par une véritable perspective de paix. Mais il faudra voir, et tout en dépendra, si ces différences de niveau de vie et ces oppositions dans le domaine de la « possession » des biens seront réduites systématiquement, et par des moyens vraiment efficaces; si disparaîtront de la carte économique de notre terre les zones de la faim, de la sous-alimentation, de la misère, du sous-développement, de la maladie, de l'analphabétisme ; et si la coopération pacifique s'abstiendra de poser des conditions d'exploitation, de dépendance économique ou politique, qui seraient seulement une forme de néo‑colonialisme.

19. Je voudrais maintenant attirer l'attention sur la seconde espèce de menace systématique dont l'homme est l'objet, dans le monde actuel, au plan de ses droits intangibles, et qui constitue, autant que la première, un danger pour la cause de la paix, à savoir les diverses formes d'injustice au niveau de l'esprit.

On peut, en effet, blesser l'homme dans son rapport intérieur à la vérité, dans sa conscience, dans ses convictions les plus personnelles, dans sa conception du monde, dans sa foi religieuse, de même que dans le domaine de ce qu'on appelle les libertés civiles où est attribuée une place capitale à l’égalité des droits, sans discrimination fondée sur l'origine, la race, le sexe, la nationalité, la confession religieuse, les convictions politiques et autres. L’égalité des droits veut dire l'exclusion des diverses formes de privilèges pour les uns et de discrimination pour les autres, qu'il s'agisse de personnes nées dans une même nation ou d'hommes appartenant à une histoire, à une nationalité, à une race ou à une culture différentes. L'effort de la civilisation, depuis des siècles, tend vers un but : donner à la vie de toute société politique une forme dans laquelle puissent être pleinement garantis les droits objectifs de l'esprit, de la conscience humaine, de la créativité humaine, y compris la relation de l'homme à Dieu. Et pourtant, nous sommes toujours témoins des menaces et des violations qui resurgissent en ce domaine, souvent sans possibilité de recours aux instances supérieures ou de remèdes efficaces.

A côté de l'acceptation de formules légales qui garantissent sur le plan des principes les libertés de l'esprit humain, par exemple la liberté de pensée et d'expression, la liberté religieuse, la liberté de conscience, il existe souvent une structuration de la vie sociale dans laquelle l'exercice de ces libertés condamne l'homme, sinon au sens formel du moins pratiquement, à devenir un citoyen de deuxième ou de troisième catégorie, à voir compromises ses possibilités de promotion sociale, de carrière professionnelle ou d'accès à certaines responsabilités, et à perdre même la possibilité d'éduquer librement ses enfants. C'est une question extrêmement importante que, dans la vie sociale interne comme dans la vie internationale, tous les hommes en toute nation et en tout pays, dans tout régime et dans tout système politique, puissent jouir d'une plénitude effective de leurs droits.

Seule cette plénitude effective des droits, garantis à tout homme sans discrimination, peut assurer la paix jusqu'en ses racines.

20. En ce qui concerne la liberté religieuse - qui ne peut pas ne pas me tenir particulièrement à cœur, à moi en tant que Pape, et précisément par rapport à la sauvegarde de la paix, - je voudrais mentionner ici, pour contribuer au respect de la dimension spirituelle de l'homme, quelques principes contenus dans le Décret Dignitatis humanae du concile Vatican II : " En vertu de leur dignité, tous les hommes, parce qu'ils sont des personnes, c'est-à-dire doués de raison et de volonté libre, et, par suite, pourvus d'une responsabilité personnelle, sont pressés, par leur nature même, et tenus, par obligation morale, à chercher la vérité, celle tout d'abord' qui concerne la religion. Ils sont tenus aussi à adhérer à la vérité dès qu'ils la connaissent et à régler toute leur vie selon les exigences de cette vérité. .. (N. 2.)

« De par son caractère même, en effet, l'exercice de la religion consiste avant tout en des actes intérieurs volontaires et libres par lesquels l'homme s'ordonne directement à Dieu: de tels actes ne peuvent être ni imposés ni interdits par aucun pouvoir purement humain. Mais la nature sociale de l'homme requiert elle qu'il exprime extérieurement ces actes internes de religion, qu'en matière religieuse il ait des échanges avec d'autres, qu'il professe sa religion sous une forme communautaire. » (n. 3.)

Ces paroles touchent au fond même du problème. Elles prouvent également de quelle façon la confrontation entre la conception religieuse du monde et la conception agnostique ou même athée, qui est l'un des "signes des temps" de notre époque, pourrait conserver des dimensions humaines, loyales et respectueuses, sans porter atteinte aux droits essentiels de la conscience de tout homme ou toute femme qui vivent sur la terre.

Ce même respect de la dignité de la personne humaine semble requérir que, lorsque la teneur exacte de l'exercice de la liberté religieuse est discutée ou définie en vue de l'établissement de lois nationales ou de conventions internationales, les institutions qui par nature sont au service de la vie religieuse soient partie prenante. En omettant une telle participation, on risque d'imposer, dans un domaine aussi intime de la vie de l'homme, des normes ou des restrictions contraires à ses vrais besoins religieux.

21. L'Organisation des Nations Unies a proclamé l'année 1979 Année de l'enfant. Je désire donc, en présence des représentants de nombreuses nations du monde qui sont ici réunis, exprimer la joie que constituent pour chacun d'entre nous les enfants, printemps de la vie, anticipation de l'histoire à venir de chacune des patries terrestres. Aucun pays du monde, aucun système politique ne peut songer à son propre avenir autrement qu'à travers l'image de ces nouvelles générations qui, à la suite de leurs parents, assumeront le patrimoine multiforme des valeurs, des devoirs, des aspirations de la nation à laquelle elles appartiennent, en même temps que le patrimoine de toute la famille humaine. La sollicitude pour l'enfant, dès avant sa naissance, dès le premier moment de sa conception, et ensuite au cours de son enfance et de son adolescence, est pour l'homme la manière primordiale et fondamentale de vérifier sa relation à l'homme.

Aussi, que peut-on souhaiter de plus à chaque peuple et a toute l'humanité, à tous les enfants du monde sinon cet avenir meilleur où le respect des droits de l'homme devienne une pleine réalité dans le cadre de l'an 2000 qui approche ?

22. Mais dans cette perspective nous devons nous demander si la menace de l'extermination globale - dont les moyens se trouvent entre les mains des États d'aujourd'hui, et particulièrement des plus grandes puissances de la terre - continuera à s'accumuler sur la tête de cette nouvelle génération d'enfants. Devront-ils hériter de nous, comme un patrimoine indispensable, la course aux armements ? Comment pouvons-nous expliquer cette course effrénée ?

Les anciens avaient coutume de dire : "Si vis pacem, para bellum", "Si tu veux la paix, prépare la guerre". Mais notre époque peut-elle encore croire que la spirale vertigineuse des armements est au service de la paix dans le monde ? En mettant en avant la menace d'un ennemi potentiel, ne pense-t-on pas aussi s'assurer à son tour un moyen de menace pour obtenir la domination, grâce à son propre arsenal de destruction ? Là encore, c'est la dimension humaine de la paix qui tend à s'évanouir en faveur d'impérialismes éventuels et toujours nouveaux.

Il faut donc souhaiter ici, de manière solennelle, pour nos enfants, pour les enfants de toutes les nations de la terre qu'on n'en arrive jamais à un tel point. Et c'est pour cela que je ne cesse de supplier Dieu chaque jour, pour qu'il nous préserve, dans sa miséricorde. d'un jour aussi terrible.

23. Au terme de ce discours, je désire exprimer encore une fois, devant tous les hauts représentants des États qui sont ici présents, mes pensées d'estime et d'amour profond pour tous les peuples, pour toutes les nations de la terre, pour toutes les communautés humaines. Chacune d'entre elles a sa propre histoire et sa propre culture. Je souhaite qu'elles puissent vivre et se développer dans la liberté et dans la vérité de leur propre histoire. Car telle est la mesure du bien commun de chacune d'entre elles. Je souhaite que chacun puisse vivre et se fortifier grâce à la force morale de cette communauté qui fait de ses membres des citoyens. Je souhaite que les autorités de l'État, en respectant les justes droits de chaque citoyen puissent jouir, pour le bien commun, de la confiance de tous. Je souhaite que toutes les nations, même les plus petites, même celles qui ne jouissent pas encore de la pleine souveraineté et celles auxquelles celle-ci a été enlevée par la force, puissent se retrouver dans une pleine égalité avec les autres dans l'Organisation des Nations Unies. Je souhaite que l'Organisation des Nations Unies demeure toujours la tribune suprême de la paix et de la justice : siège authentique de la liberté des peuples et des hommes dans leur aspiration à un avenir meilleur.
© Copyright 1979 - Libreria Editrice Vaticana


DISCOURS DE SA SAINTETÉ
LE PAPE JEAN-PAUL II
À LA CINQUANTIÈME ASSEMBLÉE GÉNÉRALE
DE L'ORGANISATION DES NATIONS UNIES*
New York
Jeudi 5 octobre 1995

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,

1. C'est pour moi un honneur de prendre la parole dans cette Assemblée des peuples pour célébrer avec les hommes et les femmes de tous les pays, de toute race, de toute langue et de toute culture, le cinquantième anniversaire de la fondation de l'Organisation des Nations Unies. J'ai pleinement conscience qu'en parlant devant cette Assemblée distinguée, l'occasion m'est offerte de m'adresser, en quelque sorte, à toute la famille des peuples qui vivent sur la terre. Ma parole, qui veut être un signe de l'estime et de l'intérêt que portent le Siège apostolique et l'Église catholique à cette Institution, se joint volontiers à la voix de tous ceux qui trouvent dans l'ONU l'espérance d'un avenir meilleur pour la société des hommes.
En premier lieu, j'adresse mes vifs remerciements au Secrétaire général, Monsieur Boutros Boutros-Ghali, qui a chaleureusement encouragé ma visite. À vous, Monsieur le Président, j'exprime aussi ma gratitude pour les paroles cordiales de bienvenue par lesquelles vous m'avez accueilli dans cette haute Assemblée. Je vous salue également tous, vous les membres de l'Assemblée générale et je vous suis reconnaissant pour votre présence et pour votre aimable attention.
Je suis venu parmi vous aujourd'hui avec le désir d'apporter ma contribution à l'importante réflexion sur l'histoire et sur le rôle de votre Organisation qui ne peut manquer d'accompagner la célébration de son anniversaire et lui donner tout son sens. Le Saint-Siège, en raison de la mission spécifiquement spirituelle qui l'amène à se préoccuper du bien intégral de tout être humain, a soutenu avec conviction les idéaux et les objectifs de l'Organisation des Nations Unies dès sa fondation. Évidemment, les finalités respectives et le mode d'action sont différents, mais un intérêt commun pour la famille humaine ouvre constamment à l'Église et à l'ONU de vastes domaines de collaboration. La conscience de ce fait oriente et inspire ma réflexion d'aujourd'hui: je ne traiterai pas de questions sociales, politiques ou économiques particulières, mais des conséquences que les changements extraordinaires intervenus ces dernières années ont pour le présent et pour l'avenir de toute l'humanité.
Le patrimoine commun de l'humanité
2. Mesdames, Messieurs, au seuil d'un nouveau millénaire, nous sommes témoins d'une accélération globale extraordinaire de la recherche de la liberté qui est l'un des grands dynamismes dans l'histoire de l'homme. Ce phénomène ne se limite pas à une partie du monde; il n'est pas non plus l'expression d'une seule culture. Au contraire, dans toutes les régions de la terre, malgré les menaces de violence, des hommes et des femmes ont pris le risque de la liberté, demandant que leur soit reconnue une place dans la vie sociale, politique et économique à la mesure de leur dignité de personnes libres. En vérité, cette recherche universelle de la liberté est l'une des caractéristiques de notre époque.
Lors de ma précédente visite aux Nations Unies, le 2 octobre 1979, j'ai eu l'occasion de souligner que la recherche de la liberté en notre temps est fondée sur les droits universels dont jouit l'homme du seul fait qu'il est homme. En effet, les atteintes barbares portées à la dignité humaine conduisirent l'Organisation des Nations Unies à formuler, trois ans à peine après sa fondation, la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, qui demeure l'une des expressions les plus hautes de la conscience humaine en notre temps. En Asie et en Afrique, en Amérique, en Océanie et en Europe, c'est à cette Déclaration que des hommes et des femmes déterminés et courageux se sont référés pour donner sa force à leur revendication d'une participation plus intense à la vie de la société.
3. Il est important pour nous de comprendre ce que nous pourrions appeler la structure intérieure de ce mouvement mondial. De fait, son caractère planétaire nous en présente une première "clé" fondamentale, confirmant qu'il y a réellement des droits humains universels, enracinés dans la nature de la personne, qui reflètent les exigences objectives et inaliénables d'une loi morale universelle. Loin d'être des affirmations abstraites, ces droits nous disent au contraire quelque chose d'important pour la vie concrète de tout homme et de tout groupe social. Ils nous rappellent aussi que nous ne vivons pas dans un monde irrationnel ou privé de sens, mais que, au contraire, il y a une logique morale qui éclaire l'existence humaine et qui rend possible le dialogue entre les hommes et entre les peuples. Si nous voulons qu'un siècle des contraintes fasse place à un siècle de la persuasion, il nous faut trouver le moyen de débattre sur l'avenir de l'homme dans un langage compréhensible et commun. La loi morale universelle, écrite dans le cœur de l'homme, est, en quelque sorte, la "grammaire" qui sert au monde pour aborder le débat sur son avenir même.
De ce point de vue, il est sérieusement inquiétant que certains nient l'universalité des droits humains, de même qu'ils nient l'existence d'une nature humaine commune à tous. Certes, il n'y a pas de modèle unique d'organisation politique et économique de la liberté humaine, puisque les différentes cultures et la diversité des expériences historiques sont à l'origine de différentes formes d'institutions dans une société libre et responsable. Mais une chose est d'affirmer un pluralisme légitime des "formes de la liberté", une autre est de nier toute universalité et toute intelligibilité de la nature de l'homme ou de l'expérience humaine. Cette dernière perspective rend extrêmement difficile, sinon même impossible, une politique internationale fondée sur la persuasion.
Prendre le risque de la liberté
4. Dans la recherche universelle de la liberté, la dynamique morale est clairement apparue en Europe centrale et orientale, lors des révolutions non violentes de 1989. Ces événements historiques, qui se sont déroulés dans des temps et des lieux déterminés, ont cependant donné une leçon qui va bien au-delà d'une aire géographique précise: les révolutions non violentes de 1989 ont prouvé que la recherche de la liberté est inaliénable et qu'elle découle de la reconnaissance de la dignité et de la valeur inestimables de la personne humaine, et qu'elle doit aller de pair avec l'engagement de la défendre. Le totalitarisme moderne a été, avant tout, une agression contre la dignité de la personne, une agression qui en est arrivée à la négation même de la valeur inviolable de sa vie. Les révolutions de 1989 ont été rendues possibles par l'engagement d'hommes et de femmes courageux, qui avaient une conception différente et, en dernière analyse, profonde et plus vigoureuse: la conception de l'homme comme personne intelligente et libre, porteuse d'un mystère qui la transcende, douée de la capacité de réfléchir et de choisir, et donc capable de sagesse et de vertu. L'expérience de la solidarité sociale fut décisive pour la réussite de ces révolutions non violentes: devant des régimes s'appuyant sur la puissance de la propagande et sur la terreur, cette solidarité a constitué le cœur moral du "pouvoir des sans pouvoir"; elle fut une source d'espérance et elle reste un signe de la possibilité pour l'homme de suivre, sur son chemin historique, la voie des aspirations les plus nobles de l'esprit humain.
Considérant aujourd'hui ces événements depuis cet observatoire mondial privilégié, il est impossible de ne pas saisir la convergence entre les valeurs qui ont inspiré les mouvements populaires de libération et maints engagements moraux inscrits dans la Charte des Nations Unies: je pense notamment à l'engagement de "proclamer à nouveau notre foi dans les droits humains fondamentaux, dans la dignité et la valeur de la personne humaine", de même que l'engagement de "favoriser le progrès social et d'instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande" (Préambule). Les cinquante et un États qui ont créé cette Organisation en 1945 ont véritablement allumé un flambeau dont la lumière peut dissiper les ténèbres provoquées par la tyrannie, une lumière qui peut montrer la voie de la liberté, de la paix et de la solidarité.
Les droits des nations
5. Dans la seconde moitié du vingtième siècle, la recherche de la liberté a été le fait des nations autant que des individus. Cinquante ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, il importe de rappeler que ce conflit a eu lieu à cause de violations des droits des nations. Beaucoup d'entre elles ont terriblement souffert pour la seule raison qu'elles étaient considérées comme "différentes". Des crimes terribles furent commis au nom de doctrines néfastes qui prêchaient l' "infériorité" de certaines nations ou de certaines cultures. En un sens, on peut dire que l'Organisation des Nations Unies est née de la conviction que de telles doctrines étaient incompatibles avec la paix; et l'engagement de la Charte de "préserver les générations futures du fléau de la guerre" (Préambule) comprenait assurément l'engagement moral de défendre toute nation et toute culture d'agressions injustes et violentes.
Malheureusement, même après la fin de la deuxième guerre mondiale, les droits des nations ont continué à être violés. Pour ne prendre que quelques exemples, les États baltes et de larges territoires de l'Ukraine et de la Biélorussie furent absorbés par l'Union soviétique, ainsi que cela s'était déjà produit dans le Caucase pour l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie. Simultanément, les "démocraties populaires" d'Europe centrale et orientale, comme on les appelait, perdaient en fait leur souveraineté et il leur était demandé de se soumettre à la volonté qui dominait tout le bloc. Le résultat de cette division artificielle de l'Europe fut la "guerre froide", c'est-à-dire une situation de tension internationale où la menace de l'holocauste nucléaire restait suspendue au-dessus de la tête de l'humanité. Ce n'est qu'avec le rétablissement de la liberté dans les nations d'Europe centrale et orientale que la promesse de paix, qui aurait dû advenir avec la fin de la guerre, commença à devenir une réalité pour de nombreuses victimes de ce conflit.
6. La Déclaration universelle des Droits de l'Homme, adoptée en 1948, a traité de manière éloquente des droits des personnes; mais il n'existe pas encore d'accord international analogue qui traite des droits des nations dans leur ensemble. C'est là un fait qu'il convient de prendre attentivement en considération, étant donné les questions urgentes qu'il suscite dans le monde contemporain au sujet de la justice et de la liberté.
En réalité, le problème de la pleine reconnaissance des droits des peuples et des nations s'est posé à maintes reprises à la conscience de l'humanité, provoquant une ample réflexion d'ordre éthique et juridique. Je pense au débat qui s'est déroulé au Concile de Constance, au XVe siècle, lorsque les représentants de l'Académie de Cracovie, animés par Pawel Wlodkowic, défendirent courageusement le droit à l'existence et à l'autonomie de certaines populations européennes. Plus connue, la réflexion entreprise, à la même époque, par l'Université de Salamanque au sujet des peuples du Nouveau Monde. En notre siècle, comment ne pas faire mémoire de la parole prophétique de mon prédécesseur Benoît XV qui, au cours de la première guerre mondiale, rappelait à tous que "les nations ne meurent pas" et qui invitait "à examiner avec une conscience sereine les droits et les justes aspirations des peuples" (Aux peuples belligérants et à leurs dirigeants, 28 juillet 1915)?
7. Actuellement, le problème des nationalités se situe dans une perspective mondiale nouvelle, caractérisée par une forte "mobilité" qui rend les frontières ethniques et culturelles des différents peuples toujours moins nettement tracées, sous l'influence de nombreux facteurs comme les migrations, les moyens de communication sociale et la mondialisation de l'économie. Et pourtant, dans cette perspective d'universalité, nous voyons ressurgir avec force les requêtes des particularismes ethniques et culturels, presque comme une exigence impérieuse d'identité et de survie, comme une sorte de contrepoids aux tendances à l'uniformisation. C'est un fait qu'il ne faut pas sous-estimer, comme s'il ne s'agissait que d'une survivance du passé; cela demande plutôt à être analysé, dans une réflexion approfondie d'ordre anthropologique, éthique et juridique.
Cette tension entre le particulier et l'universel, en effet, peut être considérée comme immanente à l'être humain. En raison de leur communauté de nature, les hommes sont poussés à se sentir membres d'une seule grande famille, et ils le sont. Mais, à cause du caractère historique concret de cette même nature, ils sont nécessairement attachés de manière plus intense à des groupes humains particuliers, avant tout à la famille, puis aux divers groupes d'appartenance, jusqu'à l'ensemble du groupe ethnique et culturel désigné, non sans motif, par le terme de "nation" qui évoque la "naissance", tandis que, si on l'appelle "patrie" ("fatherland"), il évoque la réalité même de la famille. La condition humaine est ainsi placée entre ces deux pôles - l'universel et le particulier -, en tension vitale entre eux, tension inévitable, mais singulièrement féconde si elle est vécue dans un équilibre paisible.
8. C'est aussi sur ce fondement anthropologique que reposent les "droits des nations", qui ne sont rien d'autre que les "droits humains" considérés à ce niveau spécifique de la vie communautaire. La réflexion au sujet de ces droits n'est certes pas facile, compte tenu de la difficulté de définir le concept même de "nation", qui ne s'identifie pas nécessairement a priori avec celui de l'État. Cette réflexion est toutefois indispensable, si l'on veut éviter les erreurs du passé et mettre en place un ordre mondial juste.
Le droit d'une nation à l'existence est certainement antérieur à tous ses autres droits: personne - ni un État, ni une autre nation, ni une organisation internationale - n'est jamais fondé à considérer qu'une nation déterminée ne serait pas digne d'exister. Ce droit fondamental à l'existence ne suppose pas nécessairement une souveraineté étatique, car diverses formes de rattachement juridique entre différentes nations sont possibles, comme c'est le cas, par exemple, dans les États fédéraux, dans les confédérations, ou dans les États comportant de larges autonomies régionales. Certaines circonstances historiques peuvent se présenter dans lesquelles diverses formes de rattachement à l'unique souveraineté d'un État peuvent paraître souhaitables, mais à condition que cela advienne dans un climat de vraie liberté, garantie par l'exercice de l'autodétermination des peuples. Le droit à l'existence implique naturellement, pour toute nation, le droit à garder sa propre langue et sa culture, par lesquelles un peuple exprime et défend ce que j'appellerai sa "souveraineté" spirituelle originelle. L'histoire montre que dans des circonstances extrêmes (comme celles qu'a connues la terre où je suis né), c'est précisément sa culture qui permet à une nation de survivre à la perte de son indépendance politique et économique. Par conséquent, toute nation a également le droit de mener sa vie suivant ses traditions propres, en excluant naturellement toute violation des droits humains fondamentaux et, en particulier, l'oppression des minorités. Toute nation a le droit de construire son avenir en donnant une éducation appropriée à ses jeunes générations.
Mais, si les "droits de la nation" traduisent les exigences vitales de la "particularité", il n'est pas moins important de souligner les exigences de l'universalité, exprimées par une conscience forte des devoirs que les nations ont à l'égard des autres et de toute l'humanité. Le premier de tous est certainement le devoir de vivre dans une disposition pacifique, respectueuse et solidaire à l'égard des autres nations. Ainsi l'exercice des droits des nations, équilibré par l'affirmation et la pratique des devoirs, entraîne un "échange de dons" fécond, qui renforce l'unité entre tous les hommes.
Le respect des différences
9. Au cours des dix-sept années écoulées, pendant mes pèlerinages pastoraux auprès des communautés de l'Église catholique, j'ai pu entrer en dialogue avec les nations et les cultures de toutes les parties du monde, dans leur riche diversité. Malheureusement, il faut encore que le monde apprenne à vivre dans la diversité, ainsi que l'ont douloureusement rappelé les événements récents des Balkans et d'Afrique centrale. La réalité de la "différence" et la particularité de l' "autre" peuvent parfois être ressenties comme un poids, ou même comme une menace. Amplifiée par des ressentiments d'origine historique et exacerbée par les manipulations de personnages sans scrupules, la peur de la "différence" peut conduire à nier l'humanité même de l' "autre"; le résultat est alors que les personnes entrent dans une spirale de violence qui n'épargne personne, pas même les enfants. Des situations de cette nature sont bien connues aujourd'hui, et, en ce moment, mon cœur et ma prière se portent spécialement vers les souffrances des populations martyrisées de Bosnie-Herzégovine.
Par d'amères expériences, nous savons donc que la peur de la "différence", surtout quand elle s'exprime dans un nationalisme étroit et exclusif qui nie tout droit à l' "autre", peut conduire véritablement à l'horreur de la violence et de la terreur. Et pourtant, si nous nous efforçons d'apprécier objectivement la réalité, nous sommes en mesure de constater que, au delà de toutes les différences qui caractérisent les individus et les peuples, il y a entre eux une affinité fondamentale, étant donné que les diverses cultures ne sont en réalité que des manières différentes d'aborder la question du sens de l'existence personnelle. C'est justement là que nous pouvons mettre en évidence une source du respect qui est dû à toute culture et à toute nation: n'importe quelle culture est un effort de réflexion sur le mystère du monde et, en particulier, de l'homme: elle est une manière d'exprimer la dimension transcendante de la vie humaine. Le cœur de toute culture est constitué par son approche du plus grand des mystères, le mystère de Dieu.
10. Notre respect pour la culture des autres est ainsi fondé par notre respect des recherches que font toutes les communautés pour répondre au problème de la vie humaine. Dans cette perspective, il nous est possible de reconnaître l'importance de préserver le droit fondamental à la liberté de religion et à la liberté de conscience, colonnes essentielles sur lesquelles repose la structure des droits humains et fondement de toute société réellement libre. Il n'est permis à personne d'annihiler ces droits en faisant usage de coercition pour imposer une réponse au mystère de l'homme.
Faire abstraction des diversités réelles - ou, pire encore, tenter d'abolir ces diversités -, cela revient à se priver de la possibilité de sonder la profondeur du mystère de la vie humaine. La vérité sur l'homme est le critère immuable de jugement qui s'applique aux cultures; mais toute culture a quelque chose à enseigner sur l'une ou l'autre dimension de cette vérité complexe. C'est pourquoi la "différence", que certains trouvent si menaçante, peut devenir, grâce à un dialogue respectueux, la source d'une compréhension plus profonde du mystère de l'existence humaine.
11. Dans cette perspective, il faut clarifier la différence essentielle qui existe entre une forme insensée de nationalisme, qui prône le mépris des autres nations ou des autres cultures, et le patriotisme, qui est au contraire l'amour légitime du pays dont on est originaire. Un véritable patriotisme ne cherche jamais à promouvoir le bien de la nation aux dépens d'autres nations. De fait, cela finirait par nuire aussi à sa propre nation, avec des effets néfastes autant pour l'agresseur que pour la victime. Le nationalisme, en particulier dans ses expressions les plus radicales, est donc contraire au patriotisme véritable, et nous devons nous efforcer aujourd'hui de faire en sorte que le nationalisme exacerbé ne continue pas à reprendre sous de nouvelles formes les aberrations du totalitarisme. Cela vaut aussi, évidemment, dans le cas où l'on prendrait comme fondement du nationalisme le principe religieux lui-même, comme malheureusement cela se produit dans certaines manifestations de ce qu'on appelle le "fondamentalisme".
Liberté et vérité morale
12. Mesdames, Messieurs, la liberté est la mesure de la dignité et de la grandeur de l'homme. Pour les individus et les peuples, vivre libre est un grand défi pour le progrès spirituel de l'homme et pour la vigueur morale des nations. La question fondamentale à laquelle nous devons tous faire face aujourd'hui est celle de l'usage responsable de la liberté, tant dans sa dimension personnelle que dans sa dimension sociale. Il convient donc que notre réflexion se porte sur la question de la structure morale de la liberté, qui est l'armature intérieure de la culture de la liberté.
La liberté n'est pas seulement l'absence de tyrannie ou d'oppression, ni la licence de faire tout ce que l'on veut. La liberté possède une "logique" interne qui la qualifie et l'ennoblit: elle est ordonnée à la vérité et elle se réalise dans la recherche et la mise en œuvre de la vérité. Séparée de la vérité de la personne humaine, elle se dégrade en licence dans la vie individuelle et, dans la vie politique, en arbitraire des plus forts ou en arrogance du pouvoir. C'est pourquoi, loin d'être une limitation ou une menace pour la liberté, la référence à la vérité de l'homme - vérité universellement connaissable par la loi morale inscrite dans le cœur de chacun - est réellement la garantie de l'avenir de la liberté.
13. Sous cet éclairage, on comprend que l'utilitarisme, doctrine qui ne définit pas la moralité à partir de ce qui est bon mais à partir de ce qui est profitable, soit une menace pour la liberté des individus et des nations, et qu'il empêche la construction d'une véritable culture de la liberté. Il a des conséquences politiques souvent dévastatrices, parce qu'il inspire un nationalisme agressif, qui, par un détournement de sens, peut considérer comme un bien de soumettre une nation plus petite ou plus faible, par exemple, au seul motif que cela répond aux intérêts nationaux. Les retombées de l'utilitarisme économique ne sont pas moins graves, car il pousse les pays les plus puissants à conditionner et à exploiter les plus faibles.
Ces deux formes d'utilitarisme vont souvent de pair, et c'est un phénomène qui a largement marqué les relations entre le "Nord" et le "Sud" du monde. Pour les nations en voie de développement, la conquête de l'indépendance politique a trop fréquemment été accompagnée, en fait, d'une situation de dépendance économique par rapport à d'autres pays. On doit souligner que, dans certains cas, les régions en voie de développement ont même souffert d'une régression telle que certains États sont dépourvus des moyens de subvenir aux besoins élémentaires de leurs peuples. De telles situations offensent la conscience de l'humanité et constituent un défi moral formidable à la famille humaine. Relever ce défi suppose évidemment des changements autant dans les nations en voie de développement que dans celles qui sont économiquement plus avancées. Si les premières savent offrir des garanties réelles de gestion correcte des ressources et des aides, et aussi de respect des droits humains, en remplaçant au besoin des régimes de gouvernement injustes, corrompus ou autoritaires par d'autres de type participatif et démocratique, n'est-il pas vrai qu'elles libéreront ainsi les meilleures énergies civiles et économiques de leurs peuples? Et les pays déjà développés, pour leur part, ne devront-ils pas parvenir, dans cette perspective, à des attitudes affranchies des logiques purement utilitaires et inspirées par plus de justice et de solidarité?
Oui, Mesdames, Messieurs, il est nécessaire que, sur la scène économique internationale, s'impose une éthique de la solidarité, si l'on veut que la participation, la croissance économique et une juste distribution des biens puissent marquer l'avenir de l'humanité. La coopération internationale, demandée par la Charte des Nations Unies pour résoudre "les problèmes internationaux d'ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire" (art. 1, 3), ne peut être pensée exclusivement en termes d'aide ou d'assistance, ni non plus de recherche des avantages en compensation des ressources affectées à cette coopération. Lorsque des millions de personnes souffrent de la pauvreté - ce qui signifie la faim, la malnutrition, la maladie, l'analphabétisme et l'avilissement -, nous devons nous-mêmes nous rappeler que personne n'a le droit d'exploiter l'autre à son propre profit et nous devons surtout réaffirmer notre engagement à la solidarité qui permet aux autres de vivre, dans les conditions économiques et politiques concrètes où ils sont placés, et notre engagement à la créativité qui est une marque distinctive de la personne humaine et qui rend possible le développement de la richesse des nations.
Les Nations Unies et l'avenir de la liberté
14. Devant des défis aussi considérables, comment ne pas reconnaître le rôle qui revient à l'Organisation des Nations Unies? Cinquante ans après sa fondation, on en voit encore plus clairement la nécessité, mais on voit mieux aussi, à partir de l'expérience acquise, que l'efficacité de ce plus grand des instruments de synthèse et de coordination de la vie internationale dépend de la culture et de l'éthique internationale qu'il anime et qu'il exprime. Il convient que l'Organisation des Nations Unies s'élève toujours plus du stade d'une froide institution de type administratif à celui de centre moral, où toutes les nations du monde se sentent chez elles, développant la conscience commune d'être, pour ainsi dire, une "famille des nations". Le concept de "famille" évoque immédiatement quelque chose qui va au delà des seuls rapports fonctionnels et de la seule convergence des intérêts. Par sa nature, la famille est une communauté fondée sur la confiance réciproque, sur le soutien mutuel, sur le respect sincère. Dans une famille authentique, il n'y a pas de domination des forts; au contraire, les membres les plus faibles sont, précisément en raison de leur faiblesse, doublement accueillis et servis.
Transposés au niveau de la "famille des nations", ce sont là les sentiments qui doivent animer les relations entre les nations, plus encore que leurs simples droits. L'ONU a le devoir historique, qui devrait marquer notre époque, de favoriser ce saut qualitatif de la vie internationale, non seulement par sa fonction de centre efficace de médiation pour la solution des conflits, mais encore par la promotion des valeurs, des attitudes et des initiatives concrètes de solidarité qui soient capables d'élever les rapports entre les nations du niveau de leur "organisation" au niveau, pour ainsi dire "organique", de la simple "coexistence" à l' "existence pour" les autres, dans un échange fécond de dons, d'abord à l'avantage des nations les plus faibles, mais finalement positif pour le bien-être de tous.
15. À ces conditions seulement, on arrivera à surmonter les "guerres réelles", mais aussi les "guerres froides"; on arrivera à l'égalité de droits de tous les peuples, et aussi à leur participation active à l'édification d'un avenir meilleur; on parviendra au respect des différentes identités culturelles, et aussi à leur pleine mise en valeur comme richesse commune du patrimoine culturel de l'humanité. N'est-ce pas là l'idéal proposé par la Charte des Nations Unies, lorsqu'elle place à la base de l'Organisation "le principe de l'égalité souveraine de tous ses membres" (art. 2,1), ou lorsqu'elle l'engage à "développer entre les nations des relations amicales, fondées sur le respect du principe de l'égalité de droits des peuples et de leur droit de disposer d'eux-mêmes" (art. 1,2)? C'est la voie royale du modèle d'action des Nations Unies, qu'il faut parcourir jusqu'au bout, si besoin est avec des modifications opportunes, pour tenir compte de ce qui est advenu au cours de ce demi-siècle, avec l'accès de tant de nouveaux peuples à l'expérience de la liberté dans leur aspiration légitime à "être" et à "compter" davantage.
Tout cela ne doit pas sembler être une utopie irréalisable. L'heure est venue d'une espérance nouvelle, qui nous demande de lever l'hypothèque paralysante du cynisme pour l'avenir de la politique et de la vie des hommes. L'anniversaire que nous sommes en train de célébrer nous y invite précisément, en nous ramenant, avec l'idée des "nations unies", à une idée qui parle avec éloquence de confiance mutuelle, de sécurité et de solidarité. Inspirés par l'exemple de ceux qui ont pris le risque de la liberté, ne pourrions-nous pas accepter aussi le risque de la solidarité, et, par conséquent, le risque de la paix?
Au delà de la peur, la civilisation de l'amour
16. L'un des plus grands paradoxes de notre temps est que l'homme, qui est entré dans la période que nous appelons celle de la "modernité" par une affirmation confiante de sa "maturité" et de son "autonomie", approche de la fin du vingtième siècle avec une crainte de lui-même, avec la peur de ce qu'il est lui-même capable de faire, la peur de l'avenir. En réalité, la seconde moitié du vingtième siècle a connu le phénomène sans précédent de l'incertitude de l'humanité face à la possibilité même d'un avenir, en raison de la menace d'une guerre nucléaire. Ce danger, grâce à Dieu, semble s'être éloigné - et il faut fermement écarter, à l'échelle universelle, tout ce qui pourrait le rapprocher ou même le réactiver -, toutefois la peur pour l'avenir et de l'avenir demeure.
Pour que le millénaire désormais imminent puisse voir un nouvel épanouissement de l'esprit humain, grâce à la culture de la liberté, l'humanité doit apprendre à vaincre la peur. Nous devons apprendre à ne pas avoir peur et retrouver un esprit d'espérance et de confiance. L'espérance n'est pas un optimisme vain, dicté par la confiance naïve en un avenir nécessairement meilleur que le passé. L'espérance et la confiance sont les prémisses d'une activité responsable et trouvent leur source dans le sanctuaire intime de la conscience, où l'homme "est seul avec Dieu" (Const. past. Gaudium et spes, n. 16) et pour cette raison même a l'intuition qu'il n'est pas seul au cœur des énigmes de l'existence, parce que l'amour du Créateur l'accompagne!
L'espérance et la confiance pourraient sembler des thèmes qui vont au delà des objectifs des Nations Unies. Il n'en est pas ainsi en réalité, parce que les actions politiques des nations, sujet principal des préoccupations de votre Organisation, impliquent toujours la dimension transcendante et spirituelle de l'expérience humaine, et elles ne pourraient l'ignorer sans porter préjudice à la cause de l'homme et de la liberté humaine. Tout ce qui diminue l'homme porte préjudice à la cause de la liberté. Pour retrouver notre espérance et notre confiance au terme de ce siècle de souffrances, il nous faut rentrer à nouveau dans la perspective transcendante des possibilités ouvertes à l'esprit humain.
17. En tant que chrétien, je ne puis manquer de témoigner que mon espérance et ma confiance sont fondées en Jésus Christ, lui dont on célébrera le deux millième anniversaire de la naissance à l'aube du nouveau millénaire. Chrétiens, nous croyons que, dans la Mort et la Résurrection du Seigneur, l'amour de Dieu et sa sollicitude pour toute la création ont été révélés pleinement. Jésus Christ est pour nous Dieu fait homme, descendu dans l'histoire de l'humanité. C'est pourquoi l'espérance chrétienne à l'égard du monde et de son avenir concerne toute personne humaine: il n'est rien d'authentiquement humain qui ne trouve un écho dans le cœur des chrétiens. La foi au Christ ne nous pousse pas à l'intolérance; au contraire, elle nous oblige à entretenir avec les autres hommes un dialogue respectueux. L'amour pour le Christ ne nous empêche pas de nous intéresser aux autres; il nous invite plutôt à nous préoccuper des autres, sans exclure personne et en privilégiant les plus faibles et ceux qui souffrent. C'est pourquoi, alors que nous nous approchons du bimillénaire de la naissance du Christ, l'Église ne demande rien d'autre que de pouvoir proposer avec respect ce message du salut et promouvoir la solidarité de toute la famille humaine dans un esprit de charité et de service.
Mesdames, Messieurs, je suis devant vous, comme mon prédécesseur le Pape Paul VI voici juste trente ans, non comme quelqu'un qui a une puissance temporelle - ce sont ses propres termes -, ni comme un chef religieux qui demande des privilèges particuliers pour sa communauté. Je suis ici devant vous en témoin, témoin de la dignité de l'homme, témoin de l'espérance, témoin de la conviction que le destin de toutes les nations se trouve dans les mains d'une Providence miséricordieuse.
18. Nous devons vaincre notre peur de l'avenir. Mais nous ne pourrons la vaincre entièrement qu'ensemble. La "réponse" à cette peur, ce n'est pas la coercition ni la répression, ni un "modèle" social unique imposé au monde entier. La réponse à la peur qui obscurcit l'existence humaine au terme du vingtième siècle, c'est l'effort commun pour édifier la civilisation de l'amour, fondée sur les valeurs universelles de la paix, de la solidarité, de la justice et de la liberté. Et l' "âme" de la civilisation de l'amour, c'est la culture de la liberté: la liberté des individus et des nations, vécue dans un esprit oblatif de solidarité et de responsabilité.
Nous ne devons pas avoir peur de l'avenir. Nous ne devons pas avoir peur de l'homme. Ce n'est pas par hasard que nous nous trouvons ici. Toute personne a été créée à "l'image et à la ressemblance" de Celui qui est à l'origine de tout ce qui existe. Nous sommes capables de sagesse et de vertu. Avec ces dons et avec l'aide de la grâce de Dieu, nous pouvons construire dans le siècle qui est sur le point d'arriver et pour le prochain millénaire une civilisation digne de la personne humaine, une vraie culture de la liberté. Nous pouvons et nous devons le faire! Et, en le faisant, nous pourrons nous rendre compte que les larmes de ce siècle ont préparé la voie d'un nouveau printemps de l'esprit humain.

*L'Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française n.41 p. 5-7.
La Documentation Catholique n.2125 p.917-923.

© Copyright 1995 - Libreria Editrice Vaticana
 


RENCONTRE AVEC LES MEMBRES
DE L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES NATIONS UNIES
DISCOURS DU PAPE BENOÎT XVI*
New York
Vendredi 18 avril 2008

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs
,
En m’adressant à cette Assemblée, j’aimerais avant tout vous exprimer, Monsieur le Président, ma vive reconnaissance pour vos aimables paroles. Ma gratitude va aussi au Secrétaire général, Monsieur Ban Ki-moon, qui m’a invité à venir visiter le Siège central de l’Organisation, et pour l’accueil qu’il m’a réservé. Je salue les Ambassadeurs et les diplomates des Pays membres et toutes les personnes présentes. À travers vous, je salue les peuples que vous représentez ici. Ils attendent de cette institution qu’elle mette en œuvre son inspiration fondatrice, à savoir constituer un « centre pour la coordination de l’activité des Nations unies en vue de parvenir à la réalisation des fins communes » de paix et de développement (cf. Charte des Nations unies, art. 1.2-1.4). Comme le Pape Jean-Paul II l’exprimait en 1995, l’Organisation devrait être un « centre moral, où toutes les nations du monde se sentent chez elles, développant la conscience commune d’être, pour ainsi dire, une famille de nations » (Message à l’Assemblée générale des Nations unies pour le 50e anniversaire de la fondation, New York, 5 octobre 1995).
À travers les Nations unies, les États ont établi des objectifs universels qui, même s’ils ne coïncident pas avec la totalité du bien commun de la famille humaine, n’en représentent pas moins une part fondamentale. Les principes fondateurs de l’Organisation – le désir de paix, le sens de la justice, le respect de la dignité de la personne, la coopération et l’assistance humanitaires – sont l’expression des justes aspirations de l’esprit humain et constituent les idéaux qui devraient sous-tendre les relations internationales. Comme mes prédécesseurs Paul VI et Jean-Paul II l’ont affirmé depuis cette même tribune, tout cela fait partie de réalités que l'Église catholique et le Saint-Siège considèrent avec attention et intérêt, voyant dans votre activité un exemple de la manière dont les problèmes et les conflits qui concernent la communauté mondiale peuvent bénéficier d’une régulation commune. Les Nations unies concrétisent l’aspiration à « un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale » (Jean-Paul II, Encycl. Sollicitudo rei socialis, n. 43), qui doit être inspiré et guidé par le principe de subsidiarité et donc être capable de répondre aux exigences de la famille humaine, grâce à des règles internationales efficaces et à la mise en place de structures aptes à assurer le déroulement harmonieux de la vie quotidienne des peuples. Cela est d’autant plus nécessaire dans le contexte actuel où l’on fait l’expérience du paradoxe évident d’un consensus multilatéral qui continue à être en crise parce qu’il est encore subordonné aux décisions d’un petit nombre, alors que les problèmes du monde exigent, de la part de la communauté internationale, des interventions sous forme d’actions communes.
En effet, les questions de sécurité, les objectifs de développement, la réduction des inégalités au niveau local et mondial, la protection de l’environnement, des ressources et du climat, requièrent que tous les responsables de la vie internationale agissent de concert et soient prêts à travailler en toute bonne foi, dans le respect du droit, pour promouvoir la solidarité dans les zones les plus fragiles de la planète. Je pense en particulier à certains pays d’Afrique et d’autres continents qui restent encore en marge d’un authentique développement intégral, et qui risquent ainsi de ne faire l’expérience que des effets négatifs de la mondialisation. Dans le contexte des relations internationales, il faut reconnaître le rôle primordial des règles et des structures qui, par nature, sont ordonnées à la promotion du bien commun et donc à la sauvegarde de la liberté humaine. Ces régulations ne limitent pas la liberté. Au contraire, elles la promeuvent quand elles interdisent des comportements et des actions qui vont à l’encontre du bien commun, qui entravent son exercice effectif et qui compromettent donc la dignité de toute personne humaine. Au nom de la liberté, il doit y avoir une corrélation entre droits et devoirs, en fonction desquels toute personne est appelée à prendre ses responsabilités dans les choix qu’elle opère, en tenant compte des relations tissées avec les autres. Nous pensons ici à la manière dont les résultats de la recherche scientifique et des avancées technologiques ont parfois été utilisés. Tout en reconnaissant les immenses bénéfices que l’humanité peut en tirer, certaines de leurs applications représentent une violation évidente de l’ordre de la création, au point non seulement d’être en contradiction avec le caractère sacré de la vie, mais d’arriver à priver la personne humaine et la famille de leur identité naturelle. De la même manière, l’action internationale visant à préserver l’environnement et à protéger les différentes formes de vie sur la terre doit non seulement garantir un usage rationnel de la technologie et de la science, mais doit aussi redécouvrir l’authentique image de la création. Il ne s’agira jamais de devoir choisir entre science et éthique, mais bien plutôt d’adopter une méthode scientifique qui soit véritablement respectueuse des impératifs éthiques.
La reconnaissance de l’unité de la famille humaine et l’attention portée à la dignité innée de toute femme et de tout homme reçoivent aujourd’hui un nouvel élan dans le principe de la responsabilité de protéger. Il n’a été défini que récemment, mais il était déjà implicitement présent dès les origines des Nations unies et, actuellement, il caractérise toujours davantage son activité. Tout État a le devoir primordial de protéger sa population contre les violations graves et répétées des droits de l’homme, de même que des conséquences de crises humanitaires liées à des causes naturelles ou provoquées par l’action de l’homme. S’il arrive que les États ne soient pas en mesure d’assurer une telle protection, il revient à la communauté internationale d’intervenir avec les moyens juridiques prévus par la Charte des Nations unies et par d’autres instruments internationaux. L’action de la communauté internationale et de ses institutions, dans la mesure où elle est respectueuse des principes qui fondent l’ordre international, ne devrait jamais être interprétée comme une coercition injustifiée ou comme une limitation de la souveraineté. À l’inverse, c’est l’indifférence ou la non-intervention qui causent de réels dommages. Il faut réaliser une étude approfondie des modalités pour  prévenir et gérer les conflits, en utilisant tous les moyens dont dispose l’action diplomatique et en accordant attention et soutien même au plus léger signe de dialogue et de volonté de réconciliation.
Le principe de la « responsabilité de protéger » était considéré par l’antique ius gentium comme le fondement de toute action entreprise par l’autorité envers ceux qui sont gouvernés par elle : à l’époque où le concept d’État national souverain commençait à se développer, le religieux dominicain Francisco De Vitoria, considéré à juste titre comme un précurseur de l’idée des Nations unies, décrivait cette responsabilité comme un aspect de la raison naturelle partagé par toutes les nations, et le fruit d’un droit international dont la tâche était de réguler les relations entre les peuples. Aujourd’hui comme alors, un tel principe doit faire apparaître l’idée de personne comme image du Créateur, ainsi que le désir d’absolu et  l’essence de la liberté. Le fondement des Nations unies, nous le savons bien, a coïncidé avec les profonds bouleversements dont a souffert l’humanité lorsque la référence au sens de la transcendance et à la raison naturelle a été abandonnée et que par conséquent la liberté et la dignité humaine furent massivement violées. Dans de telles circonstances, cela menace les fondements objectifs des valeurs qui inspirent et régulent l’ordre international et cela mine les principes intangibles et coercitifs formulés et consolidés par les Nations unies. Face à des défis nouveaux répétés, c’est une erreur de se retrancher derrière une approche pragmatique, limitée à mettre en place des « bases communes », dont le contenu est minimal et dont l’efficacité est faible.
La référence à la dignité humaine, fondement et fin de la responsabilité de protéger, nous introduit dans la note spécifique de cette année, qui marque le soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’homme. Ce document était le fruit d’une convergence de différentes traditions culturelles et religieuses, toutes motivées par le désir commun de mettre la personne humaine au centre des institutions, des lois et de l’action des sociétés, et de la considérer comme essentielle pour le monde de la culture, de la religion et de la science. Les droits de l’homme sont toujours plus présentés comme le langage commun et le substrat éthique des relations internationales. Tout comme leur universalité, leur indivisibilité et leur interdépendance sont autant de garanties de protection de la dignité humaine. Mais il est évident que les droits reconnus et exposés dans la Déclaration s’appliquent à tout homme, cela en vertu de l’origine commune des personnes, qui demeure le point central du dessein créateur de Dieu pour le monde et pour l’histoire. Ces droits trouvent leur fondement dans la loi naturelle inscrite au cœur de l’homme et présente dans les diverses cultures et civilisations. Détacher les droits humains de ce contexte signifierait restreindre leur portée et céder à une conception relativiste, pour laquelle le sens et l’interprétation des droits pourraient varier et leur universalité pourrait être niée au nom des différentes conceptions culturelles, politiques, sociales et même religieuses. La grande variété des points de vue ne peut pas être un motif pour oublier que ce ne sont pas les droits seulement qui sont universels, mais également la personne humaine, sujet de ces droits.
A la fois nationale et internationale, la vie de la communauté met clairement en évidence que le respect pour les droits et pour les garanties qui leur sont attachées sont la mesure du bien commun, utilisée pour apprécier le rapport entre justice et injustice, développement et pauvreté, sécurité et conflits. La promotion des droits de l'homme demeure la stratégie la plus efficace quand il s'agit de combler les inégalités entre des pays et des groupes sociaux, quand il s'agit aussi de renforcer la sécurité. En effet les victimes de la misère et du désespoir dont la dignité humaine est impunément violée, deviennent des proies faciles pour les tenants du recours à la violence et deviennent à leur tour des destructeurs de paix. Pourtant le bien commun que les droits de l'homme aident à réaliser ne peut pas être atteint en se contentant d'appliquer des procédures correctes ni même en pondérant des droits en opposition. Le mérite de la Déclaration universelle a été d'ouvrir à des cultures, à des expressions juridiques et à des modèles institutionnels divers la possibilité de converger autour d'un noyau fondamental de valeurs et donc de droits: mais c'est un effort qui, de nos jours, doit être encore plus soutenu face à des instances qui cherchent à réinterpréter les fondements de la Déclaration et à compromettre son unité interne pour favoriser le passage de la protection de la dignité humaine à la satisfaction de simples intérêts, souvent particuliers. La Déclaration a été adoptée comme "un idéal commun qui est à atteindre" (Préambule) et elle ne peut pas être utilisée de manière partielle, en suivant des tendances ou en opérant des choix sélectifs qui risquent de contredire l'unité de la personne humaine et donc l'indivisibilité de ses droits.
Nous constatons souvent dans les faits une prédominance de la légalité par rapport à la justice quand se manifeste une attention à la revendication des droits qui va jusqu'à les faire apparaître comme le résultat exclusif de dispositions législatives ou de décisions normatives prises par les diverses instances des autorités en charge. Quand ils sont présentés sous une forme de pure légalité, les droits risquent de devenir des propositions de faible portée, séparés de la dimension éthique et rationnelle qui constitue leur fondement et leur fin. La Déclaration universelle a en effet réaffirmé avec force la conviction que le respect des droits de l'homme s'enracine avant tout sur une justice immuable, sur laquelle la force contraignante des proclamations internationales est aussi fondée. C'est un aspect qui est souvent négligé quand on prétend priver les droits de leur vraie fonction  au nom d'une perspective utilitariste étroite. Parce que les droits et les devoirs qui leur sont liés découlent naturellement de l'interaction entre les hommes, il est facile d'oublier qu'ils sont le fruit du sens commun de la justice, fondé avant tout sur la solidarité entre les membres du corps social et donc valable dans tous les temps et pour tous les peuples. C'était une intuition exprimée, dès le V siècle après Jésus Christ, par l'un des maîtres de notre héritage intellectuel, Augustin d'Hippone. Il enseignait que "le précepte:  "Ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, ne le fais pas à autrui" ne peut en aucune façon varier en fonction de la diversité des peuples" (De Doctrina Christiana III, 14). Les droits de l'homme exigent alors d'être respectés parce qu'ils sont l'expression de la justice et non simplement en raison de la force coercitive liée à la volonté des législateurs.
Mesdames et Messieurs, à mesure que l'on avance dans l'histoire, de nouvelles situations surgissent et l'on cherche à y attacher de nouveaux droits. Le discernement, c'est-à-dire la capacité de distinguer le bien du mal, est encore plus nécessaire quand sont en jeu des exigences qui appartiennent à la vie et à l'action de personnes, de communautés et de peuples. Quand on affronte le thème des droits, qui mettent en jeu des situations importantes et des réalités profondes, le discernement est une vertu à la fois indispensable et féconde.
Le discernement nous amène alors à souligner que laisser aux seuls Etats, avec leurs lois et leurs institutions, la responsabilité ultime de répondre aux aspirations des personnes, des communautés et de peuples tout entier peut parfois entraîner des conséquences rendant impossible un ordre social respectueux de la dignité de la personne et de ses droits. Par ailleurs, une vision de la vie solidement ancrée dans la dimension religieuse peut permettre d'y parvenir, car la reconnaissance de la valeur transcendante de tout homme et de toute femme favorise la conversion du cœur, ce qui conduit alors à un engagement contre la violence, le terrorisme ou la guerre, et à la promotion de la justice et de la paix. Cela favorise aussi un milieu propice au dialogue interreligieux que les Nations unies sont appelées à soutenir comme elles soutiennent le dialogue dans d'autres domaines de l'activité humaine. Le dialogue doit être reconnu comme le moyen par lequel les diverses composantes de la société peuvent confronter leurs  points de vue et réaliser un consensus autour de la vérité concernant des valeurs ou des fins particulières. Il est de la nature des religions librement pratiquées de pouvoir mener de manière autonome un dialogue de la pensée et de la vie. Si, à ce niveau là aussi, la sphère religieuse est séparée de l'action politique, il en ressort également de grands bénéfices pour les personnes individuelles et pour les communautés. D'autre part, les Nations unies peuvent compter sur les fruits du dialogue entre les religions et tirer des bénéfices de la volonté des croyants de mettre leur expérience au service du bien commun. Leur tâche est de proposer une vision de la foi non pas en termes d'intolérance, de discrimination ou de conflit, mais en terme de respect absolu de la vérité, de la coexistence, des droits et de la réconciliation.
Les droits de l'homme doivent évidemment inclure le droit à la liberté religieuse, comprise comme l'expression d'une dimension à la fois individuelle et communautaire, perspective qui fait ressortir l'unité de la personne tout en distinguant clairement entre la dimension du citoyen et celle du croyant. Au cours des dernières années, l'action des Nations unies a permis que le débat public offre des points de vue inspirés par une vision religieuse dans toutes ses dimensions y compris le rite, le culte, l'éducation, la diffusion d'information et la liberté de professer et de choisir sa religion. Il n'est donc pas imaginable que des croyants doivent se priver d'une partie d'eux-mêmes - de leur  foi - afin  d'être  des citoyens actifs. Il ne devrait jamais être nécessaire de nier Dieu pour jouir de ses droits. Il est d'autant plus nécessaire de protéger les droits liés à la religion s'ils sont considérés comme opposés à une idéologie séculière dominante ou à des positions religieuses majoritaires, de nature exclusive. La pleine garantie de la liberté religieuse ne peut pas être limitée au libre exercice du culte, mais doit prendre en considération la dimension publique de la religion et donc la possibilité pour les croyants de participer à la construction de l'ordre social. Ils le font effectivement à l'heure actuelle par exemple à travers leur engagement efficace et généreux dans un vaste réseau d'initiatives qui va des Universités, des Instituts scientifiques et des écoles, jusqu'aux structures qui promeuvent la santé et aux organisations caritatives au service des plus pauvres et des laissés-pour-compte. Refuser de reconnaître l'apport à la société qui s'enracine dans la dimension religieuse et dans la recherche de l'Absolu - qui par nature exprime une communion entre les personnes - reviendrait à privilégier dans les faits une approche individualiste et, ce faisant, à fragmenter l'unité de la personne.
Ma présence au sein de cette Assemblée est le signe de mon estime pour les Nations unies et elle veut aussi manifester le souhait que l'Organisation puisse être toujours davantage un signe d'unité entre les Etats et un instrument au service de toute la famille humaine. Elle manifeste aussi la volonté de l'Eglise catholique d'apporter sa contribution aux relations internationales d'une manière qui permette à toute personne et à tout peuple de sentir qu'ils ont leur importance. D'une manière qui est en harmonie avec sa contribution au domaine éthique et moral et à la libre activité de sa foi, l'Eglise travaille aussi à la réalisation de ces objectifs à travers l'activité internationale du Saint-Siège. Le Saint-Siège a en effet toujours eu sa place dans les assemblées des Nations tout en manifestant son caractère spécifique comme sujet dans le domaine international. Comme les Nations unies l'ont récemment confirmé, le Saint-Siège apporte aussi sa contribution selon les dispositions du droit international, aidant à la définition de ce droit et y recourant.
Les Nations unies demeurent un lieu privilégié où l'Eglise s'efforce de partager son expérience "en humanité", qui a mûri tout au long des siècles parmi les peuples de toute race et de toute culture, et de la mettre à la disposition de tous les membres de la Communauté internationale. Cette expérience et cette activité, qui visent à obtenir la liberté pour tout croyant, cherchent aussi à assurer une protection plus grande aux droits de la personne. Ces droits trouvent leur fondement et leur forme dans la nature transcendante de la personne, qui permet aux hommes et aux femmes d'avancer sur le chemin de la foi et de la recherche de Dieu dans ce monde. Il faut renforcer la reconnaissance de cette dimension si nous voulons soutenir l'espérance de l'humanité en un monde meilleur et si nous voulons créer les conditions pour la paix, le développement, la coopération et la garantie des droits pour les générations à venir.
Dans ma récente encyclique Spe salvi, je rappelais que "la recherche pénible et toujours nouvelle d'ordonnancements droits pour les choses humaines est le devoir de chaque génération" (n. 25). Pour les chrétiens, cette tâche trouve sa justification dans l'espérance qui jaillit de l'œuvre salvifique de Jésus Christ. C'est pourquoi l'Eglise est heureuse d'être associée aux activités de cette honorable Organisation qui a la responsabilité de promouvoir la paix et la bonne volonté sur toute la terre. Chers Amis, je vous remercie de m'avoir permis de m'adresser à vous aujourd'hui et je vous promets le soutien de mes prières pour que vous poursuiviez votre noble tâche.
Avant de prendre congé de cette illustre Assemblée, je voudrais adresser mes souhaits dans les langues officielles à toutes les nations qui y sont représentées.

Peace and Prosperity with God’s help!
Paix et prospérité, avec l’aide de Dieu!
Paz y prosperidad con la ayuda de Dios!
سَلامٌ  وَإزْدِهَارٌ  بعَوْن ِ الله ِ!
因著天主的幫助願大家  得享平安和繁榮 !
Мира и благоденствия с помощью Боҗией!
Thank you very much.

*L'Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française n.16, p.6-7.
La Documentation Catholique n°2403, p.533-537.



RENCONTRE AVEC LES MEMBRES DE L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE
DE L'ORGANISATION DES NATION UNIES
DISCOURS DU SAINT-PÈRE
New York
Vendredi 25 septembre 2015


 
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs, bonjour.

Une fois encore, en suivant une tradition dont je me sens honoré, le Secrétaire Général des Nations Unies a invité le Pape à s’adresser à cette honorable assemblée des nations. En mon nom propre et au nom de toute la communauté catholique, Monsieur Ban Ki-moon, je voudrais vous exprimer la plus sincère et cordiale gratitude. Je vous remercie aussi pour vos aimables paroles. Je salue également les Chefs d’Etat et de Gouvernement ici présents, les Ambassadeurs, les diplomates et les fonctionnaires politiques et techniques qui les accompagnent, le personnel des Nations Unies impliqué dans cette 70ème session de l’Assemblée Générale, le personnel de tous les programmes et agences de la famille de l’ONU, et tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, participent à cette réunion. A travers vous, je salue aussi les citoyens de toutes les nations représentées dans cette rencontre. Merci pour les efforts de tous et de chacun en faveur de l’humanité.
C’est la cinquième fois qu’un Pape visite les Nations Unies. Ainsi de mes prédécesseurs : Paul VI en 1965, Jean-Paul II en 1979 et en 1995 et mon prédécesseur immédiat, aujourd’hui le Pape émérite Benoît XVI, en 2008. Aucun d’eux n’a été avare d’expressions de reconnaissance pour l’Organisation, la considérant comme la réponse juridique et politique appropriée au moment historique caractérisé par le dépassement technologique des distances et des frontières et, apparemment, de toute limite naturelle de l’affirmation du pouvoir. Une réponse indispensable puisque le pouvoir technologique, aux mains d’idéologies nationalistes et faussement universalistes, est capable de provoquer de terribles atrocités. Je ne peux que m’associer à l’appréciation de mes prédécesseurs, en réaffirmant l’importance que l’Eglise catholique accorde à cette institution et l’espérance qu’elle met dans ses activités.
L’histoire de la communauté organisée des Etats représentée par les Nations Unies, qui célèbre ces jours-ci son 70ème anniversaire, est une histoire d’importants succès communs, dans une période d’accélération inhabituelle des événements. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut mentionner la codification et le développement du droit international, la construction de la législation internationale des droits humains, le perfectionnement du droit humanitaire, la résolution de nombreux conflits ainsi que des opérations de paix et de réconciliation, et tant d’autres acquis dans tous les domaines de portée internationale de l’activité humaine. Toutes ces réalisations sont des lumières en contraste avec l’obscurité du désordre causé par les ambitions incontrôlées et par les égoïsmes collectifs. Certes, les graves problèmes non résolus sont encore nombreux, mais il est aussi évident que si toute cette activité internationale avait manqué, l’humanité pourrait n’avoir pas survécu à l’utilisation incontrôlée de ses propres potentialités. Chacun de ces progrès politiques, juridiques et techniques est un chemin d’accomplissement de l’idéal de fraternité humaine et un moyen pour sa plus grande réalisation.
Je rends hommage, donc, à tous les hommes et femmes qui ont servi loyalement, et dans un esprit de sacrifice, toute l’humanité durant ces 70 ans. En particulier, je voudrais rappeler aujourd’hui ceux qui ont donné leur vie pour la paix et la réconciliation des peuples, depuis Dag Hammarskjöld jusqu’aux très nombreux fonctionnaires de tous niveaux, décédés dans des missions humanitaires, de paix et réconciliation.
L’expérience de ces 70 années, au-delà de tous les acquis, montre que la réforme et l’adaptation aux temps est toujours nécessaire, progressant vers l’objectif ultime d’accorder à tous les peuples, sans exception, une participation et une incidence réelle et équitable dans les décisions. Cette nécessité de plus d’équité vaut en particulier pour les corps dotés d’une capacité d’exécution effective, comme c’est le cas du Conseil de Sécurité, des Organismes Financiers et des groupes ou mécanismes spécialement créés pour affronter les crises économiques. Cela aidera à limiter tout genre d’abus et d’usure surtout par rapport aux pays en voie de développement. Les Organismes Financiers Internationaux doivent veiller au développement durable des pays, et à ce qu’ils ne soient pas soumis, de façon asphyxiante, à des systèmes de crédits qui, loin de promouvoir le progrès, assujettissent les populations à des mécanismes de plus grande pauvreté, d’exclusion et de dépendance.
Le travail des Nations Unies, à partir des postulats du Préambule et des premiers articles de sa Charte constitutionnelle, peut être considéré comme le développement et la promotion de la primauté du droit, étant entendu que la justice est une condition indispensable pour atteindre l’idéal de la fraternité universelle. Dans ce contexte, il faut rappeler que la limitation du pouvoir est une idée implicite du concept de droit. Donner à chacun ce qui lui revient, en suivant la définition classique de la justice, signifie qu’aucun individu ou groupe humain ne peut se considérer tout-puissant, autorisé à passer par-dessus la dignité et les droits des autres personnes physiques ou de leurs regroupements sociaux. La distribution de fait du pouvoir (politique, économique, de défense, technologique, ou autre) entre une pluralité de sujets ainsi que la création d’un système juridique de régulation des prétentions et des intérêts, concrétise la limitation du pouvoir. Le panorama mondial aujourd’hui nous présente, cependant, beaucoup de faux droits, et – à la fois- de grands secteurs démunis, victimes plutôt d’un mauvais exercice du pouvoir : l’environnement naturel ainsi que le vaste monde de femmes et d’hommes exclus. Deux secteurs intimement liés entre eux, que les relations politiques et économiques prépondérantes ont fragilisés. Voilà pourquoi il faut affirmer avec force leurs droits, en renforçant la protection de l’environnement et en mettant un terme à l’exclusion.
Avant tout, il faut affirmer qu’il existe un vrai ‘‘droit de l’environnement’’ pour un double motif. En premier lieu, parce que nous, les êtres humains, nous faisons partie de l’environnement. Nous vivons en communion avec lui, car l’environnement comporte des limites éthiques que l’action humaine doit reconnaître et respecter. L’homme, même s’il est doté de « capacités inédites » qui « montrent une singularité qui transcende le domaine physique et biologique » (Encyclique Laudato si’, n. 81), est en même temps une portion de cet environnement. Il a un corps composé d’éléments physiques, chimiques et biologiques, et il peut survivre et se développer seulement si l’environnement écologique lui est favorable. Toute atteinte à l’environnement, par conséquent, est une atteinte à l’humanité. En second lieu, parce que chacune des créatures, surtout les créatures vivantes, a une valeur en soi, d’existence, de vie, de beauté et d’interdépendance avec les autres créatures. Nous les chrétiens, avec les autres religions monothéistes, nous croyons que l’Univers provient d’une décision de l’amour du Créateur, qui permet à l’homme de se servir, avec respect, de la création pour le bien de ses semblables et pour la gloire du Créateur. Mais l’homme ne peut abuser de la création et encore moins n’est autorisé à la détruire. Pour toutes les croyances religieuses l’environnement est un bien fondamental (cf. Ibid, n. 81).
L’abus et la destruction de l’environnement sont en même temps accompagnés par un processus implacable d’exclusion. En effet, la soif égoïste et illimitée de pouvoir et de bien-être matériel conduit tant à abuser des ressources matérielles disponibles qu’à exclure les faibles et les personnes ayant moins de capacités, soit parce que dotées de capacités différentes (les handicapés), soit parce que privées des connaissances et des instruments techniques adéquats, ou encore parce qu’ayant une capacité insuffisante de décision politique. L’exclusion économique et sociale est une négation totale de la fraternité humaine et une très grave atteinte aux droits humains et à l’environnement. Les plus pauvres sont ceux qui souffrent le plus de ces atteintes pour un grave triple motif : ils sont marginalisés par la société, ils sont en même temps obligés de vivre des restes, et ils doivent injustement subir les conséquences des abus sur l’environnement. Ces phénomènes constituent la ‘‘culture de déchet’’ aujourd’hui si répandue et inconsciemment renforcée.
Le drame de toute cette situation d’exclusion et d’injustice, avec ces conséquences claires, me conduit, avec tout le peuple chrétien et avec tant d’autres, à prendre conscience aussi de ma grave responsabilité à ce sujet, et pour cette raison, j’élève la voix, me joignant à tous ceux qui souhaitent des solutions urgentes et efficaces. L’adoption de l’‘‘Agenda 2030 pour le Développement Durable’’ au Sommet mondial, qui commencera aujourd’hui même, est un signe important d’espérance. J’espère que la Conférence de Paris sur le changement climatique aboutira à des accords fondamentaux et efficaces.
Cependant, les engagements assumés solennellement ne suffisent pas, même s’ils constituent certainement un pas nécessaire aux solutions. La définition classique de la justice, à laquelle je me suis référé plus haut, contient comme élément essentiel une volonté constante et permanente : Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuendi. Le monde réclame de tous les gouvernants une volonté effective, pratique, constante, des pas concrets et des mesures immédiates, pour préserver et améliorer l’environnement naturel et vaincre le plus tôt possible le phénomène de l’exclusion sociale et économique, avec ses tristes conséquences de traites d’êtres humains, de commerce d’organes et de tissus humains, d’exploitation sexuelle d’enfants, de travail esclave - y compris la prostitution -, de trafic de drogues et d’armes, de terrorisme et de crime international organisé. L’ampleur de ces situations et le nombre de vies innocentes qu’elles sacrifient sont tels que nous devons éviter toute tentation de tomber dans un nominalisme de déclarations à effet tranquillisant sur les consciences. Nous devons veiller à ce que nos institutions soient réellement efficaces dans la lutte contre tous ces fléaux.
La multiplicité et la complexité des problèmes exigent de compter sur des instruments techniques de mesure. Cela, cependant, comporte un double danger : se limiter au travail bureaucratique consistant à rédiger de longues listes de bonnes intentions – buts, objectifs et indications statistiques – ou bien croire qu’une unique solution théorique et aprioriste donnera une réponse à tous les défis. À aucun moment, il ne faut oublier que l’action politique et économique est efficace seulement lorsqu’on l’entend comme une activité prudentielle, guidée par un concept immuable de justice, et qui ne perd de vue, à aucun moment, qu’avant et au-delà des plans comme des programmes il y a des femmes et des hommes concrets, égaux aux gouvernants, qui vivent, luttent et souffrent, et qui bien des fois se voient obligés de vivre dans la misère, privés de tout droit.
Pour que tous ces hommes et femmes concrets puissent échapper à l’extrême pauvreté, il faut leur permettre d’être de dignes acteurs de leur propre destin. Le développement humain intégral et le plein exercice de la dignité humaine ne peuvent être imposés. Ils doivent être édifiés et déployés par chacun, par chaque famille, en communion avec les autres hommes, et dans une juste relation avec tous les cercles où se développe la société humaine – amis, communautés, villages, communes, écoles, entreprises et syndicats, provinces, nations, entre autres). Cela suppose et exige le droit à l’éducation – également pour les filles (exclues dans certaines régions) -, droit qui est assuré en premier lieu par le respect et le renforcement du droit primordial de la famille à éduquer, et le droit des Eglises comme des regroupements sociaux à soutenir et à collaborer avec les familles dans la formation de leurs filles et fils. L’éducation, ainsi conçue, est la base pour la réalisation de l’Agenda 2030 et pour sauver l’environnement.
En même temps, les gouvernants doivent faire tout le possible afin que tous puissent avoir les conditions matérielles et spirituelles minimum pour exercer leur dignité, comme pour fonder et entretenir une famille qui est la cellule de base de tout développement social. Ce minimum absolu a, sur le plan matériel, trois noms : toit, travail et terre ; et un nom sur le plan spirituel : la liberté de pensée, qui comprend la liberté religieuse, le droit à l’éducation et tous les autres droits civiques.
Pour toutes ces raisons, la mesure et l’indicateur les plus simples et les plus adéquats de l’exécution du nouvel Agenda pour le développement seront l’accès effectif, pratique et immédiat, de tous, aux biens matériels et spirituels indispensables : logement personnel, travail digne et convenablement rémunéré, alimentation adéquate et eau potable ; liberté religieuse, et, plus généralement, liberté de pensée et éducation. En même temps, ces piliers du développement humain intégral ont un fondement commun, qui est le droit à la vie, et, plus généralement, ce que nous pourrions appeler le droit à l’existence de la nature humaine elle-même.
La crise écologique, avec la destruction d’une bonne partie de la biodiversité, peut mettre en péril l’existence même de l’espèce humaine. Les conséquences néfastes d’une mauvaise gestion irresponsable de l’économie mondiale, guidée seulement par l’ambition du profit et du pouvoir, doivent être un appel à une sérieuse réflexion sur l’homme : « L’homme n’est pas seulement une liberté qui se crée de soi. L’homme ne se crée pas lui-même. Il est esprit et volonté, mais il est aussi nature » (Benoît XVI, Discours au parlement Fédéral d’Allemagne, 22 septembre 2011, cité dans Enc. Laudato si’, n. 6). La création subit des préjudices « là où nous-mêmes sommes les der­nières instances… Le gaspillage des ressources de la Création commence là où nous ne reconnais­sons plus aucune instance au-dessus de nous, mais ne voyons plus que nous-mêmes » (Id., Discours au clergé du Diocèse de Bolzano-Bressanone, 6 août 2008, cité Ibid.). C’est pourquoi, la défense de l’environnement et la lutte contre l’exclusion exigent la reconnaissance d’une loi morale inscrite dans la nature humaine elle-même, qui comprend la distinction naturelle entre homme et femme (cf. Ibid, n. 155), et le respect absolu de la vie à toutes ses étapes et dans toutes ses dimensions (cf. Enc. Laudato si’, nn. 123 ; 136).
Sans la reconnaissance de certaines limites éthiques naturelles à ne pas franchir, et sans la concrétisation immédiate de ces piliers du développement humain intégral, l’idéal de « préserver les générations futures du fléau de la guerre » (Charte des Nations Unies, Préambule) et de « favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande » court le risque de se transformer en un mirage inaccessible ou, pire encore, en paroles vides qui servent d’excuse à tous les abus et à toutes les corruptions, ou pour promouvoir une colonisation idéologique à travers l’imposition de modèles et de styles de vie anormaux, étrangers à l’identité des peuples et, en dernier ressort, irresponsables.
La guerre est la négation de tous les droits et une agression dramatique contre l’environnement. Si l’on veut un vrai développement humain intégral pour tous, on doit poursuivre inlassablement l’effort pour éviter la guerre entre les nations et les peuples.
A cette fin, il faut assurer l’incontestable état de droit et le recours inlassable à la négociation, aux bons offices et à l’arbitrage, comme proposé par la Charte des Nations Unies, vraie norme juridique fondamentale. L’expérience des 70 ans d’existence des Nations Unies, en général, et en particulier l’expérience des 15 premières années du troisième millénaire montrent aussi bien l’efficacité de la pleine application des normes internationales que l’inefficacité de leur inobservance. Si l’on respecte et applique la Charte des Nations Unies dans la transparence et en toute sincérité, sans arrière-pensées, comme point de référence obligatoire de justice et non comme instrument pour masquer des intentions inavouées, on obtient des résultats de paix. En revanche, lorsqu’on confond la norme avec un simple instrument, à utiliser quand cela convient et à éviter dans le cas contraire, on ouvre une véritable boîte de Pandore de forces incontrôlables, qui nuisent gravement aux populations démunies, à l’environnement culturel, voire à l’environnement biologique.
Le Préambule et le premier article de la Charte des Nations Unies montrent quels sont les ciments de la construction juridique internationale : la paix, la résolution pacifique des conflits et le développement de relations d’amitié entre les nations. La tendance toujours actuelle à la prolifération des armes, spécialement les armes de destruction massive comme les armes nucléaires, contraste fortement avec ces affirmations et les nie dans la pratique. Une éthique et un droit fondés sur la menace de destruction mutuelle – et probablement de toute l’humanité – sont contradictoires et constituent une manipulation de toute la construction des Nations Unies, qui finiraient par être ‘‘ Nations unies par la peur et la méfiance’’. Il faut œuvrer pour un monde sans armes nucléaires, en appliquant pleinement l’esprit et la lettre du Traité de non-prolifération, en vue d’une prohibition totale de ces instruments.
Le récent accord sur la question nucléaire dans une région sensible de l’Asie et du Moyen Orient est une preuve des possibilités d’une bonne volonté politique et du droit, exercés de façon sincère, patiente et constante. Je forme le vœu que cet accord soit durable et efficace, et qu’il porte les fruits désirés avec la collaboration de toutes les parties impliquées.
En ce sens, ne manquent pas de rudes épreuves liées aux conséquences négatives des interventions politiques et militaires qui n’ont pas été coordonnées entre les membres de la communauté internationale. C’est pourquoi, tout en souhaitant ne pas avoir besoin de le faire, je ne peux m’empêcher de réitérer mes appels incessants concernant la douloureuse situation de tout le Moyen Orient, du nord de l’Afrique et d’autres pays africains, où les chrétiens, avec d’autres groupes culturels ou ethniques, y compris avec les membres de la religion majoritaire qui ne veulent pas se laisser gagner par la haine et la folie, ont été forcés à être témoins de la destruction de leurs lieux de culte, de leur patrimoine culturel et religieux, de leurs maisons comme de leurs propriétés, et ont été mis devant l’alternative de fuir ou bien de payer de leur propre vie, ou encore par l’esclavage, leur adhésion au bien et à la paix.
Ces réalités doivent constituer un sérieux appel à un examen de conscience de la part de ceux qui sont en charge de la conduite des affaires internationales. Non seulement dans les cas de persécution religieuse ou culturelle, mais aussi dans chaque situation de conflit, comme Ukraine, Syrie, Irak, en Libye, au Sud Soudan et dans la région des Grands Lacs, avant les intérêts partisans, aussi légitimes soient-ils, il y a des visages concrets. Dans les guerres et les conflits, il y a des êtres humains concrets, des frères et des sœurs qui sont nôtres, des hommes et des femmes, des jeunes et des personnes âgées, des enfants qui pleurent, souffrent et meurent, des êtres humains transformés en objet mis au rebut alors qu’on ne fait que s’évertuer à énumérer des problèmes, des stratégies et des discussions.
Comme je le demandais au Secrétaire Général des Nations Unies dans ma lettre du 9 août 2014, « la compréhension la plus élémentaire de la dignité humaine […] contraint la communauté internationale, en particulier en vertu des normes et des mécanismes du droit international, à faire tout ce qui est en son pouvoir pour arrêter et prévenir d’ultérieures violences systématiques contre les minorités ethniques et religieuses » et pour protéger les populations innocentes.
Dans cette même ligne, je voudrais faire mention d’un autre genre de conflit pas toujours clairement déclaré mais qui, en silence, provoque la mort de millions de personnes. Un autre genre de guerre que vivent beaucoup de nos sociétés à travers le phénomène du narcotrafic. Une guerre ‘‘assumée’’ et faiblement combattue. Le narcotrafic, de par sa propre dynamique, est accompagné par la traite des personnes, le blanchiment des actifs, le trafic des armes, l’exploitation des enfants et par d’autres formes de corruption. Corruption qui a infiltré les divers niveaux de la vie sociale, politique, militaire, artistique et religieuse, en générant, dans beaucoup de cas, une structure parallèle qui met en péril la crédibilité de nos institutions.
J’ai commencé cette intervention en rappelant les visites de mes prédécesseurs. Je voudrais à présent que mes paroles soient surtout comme une suite des paroles conclusives du discours de Paul VI, prononcées il y a exactement 50 ans, mais qui sont d’une valeur perpétuelle, je cite : « Voici arrivée l'heure où s'impose une halte, un moment de recueillement, de réflexion, quasi de prière: repenser à notre commune origine, à notre histoire, à notre destin commun. Jamais comme aujourd'hui, […] n'a été aussi nécessaire l'appel à la conscience morale de l'homme. Car le péril ne vient, ni du progrès, ni de la science, qui, bien utilisés, pourront […] résoudre un grand nombre des graves problèmes qui assaillent l'humanité » (Discours à l’Organisation des Nations Unies à l’occasion du 20ème anniversaire de l’Organisation, 4 octobre 1965). Entre autres, sans doute, le génie humain, bien utilisé, aidera à affronter les graves défis de la dégradation écologique et de l’exclusion. Paul VI a poursuivi : «Le vrai péril se tient dans l'homme, qui dispose d'instruments toujours plus puissants, aptes aussi bien à la ruine qu'aux plus hautes conquêtes » (Ibid.). Ainsi parlait Paul VI.
La maison commune de tous les hommes doit continuer de s’élever sur une juste compréhension de la fraternité universelle et sur le respect de la sacralité de chaque vie humaine, de chaque homme et de chaque femme ; des pauvres, des personnes âgées, des enfants, des malades, des enfants à naître, des chômeurs, des abandonnés, de ceux qui sont considérés propres à être marginalisés, parce qu’on ne les perçoit plus que comme des numéros de l’une ou l’autre statistique. La maison commune de tous les hommes doit aussi s’édifier sur la compréhension d’une certaine sacralité de la nature créée.
Cette compréhension et ce respect exigent un niveau supérieur de sagesse, qui accepte la transcendance – la transcendance de soi-même –, qui renonce à la construction d’une élite toute puissante, et qui comprend que le sens plénier de la vie individuelle et collective se révèle dans le service dévoué des autres et dans la prudente et respectueuse utilisation de la création, pour le bien commun. Pour reprendre les paroles de Paul VI, « l'édifice de la civilisation moderne doit se construire sur des principes spirituels, les seuls capables non seulement de le soutenir, mais aussi de l'éclairer » (Ibid.).
Le Gaucho Martin Fierro, un classique de la littérature de mon pays natal, chante : « Les frères sont unis parce que c’est la loi primordiale. Qu’ils cultivent une vraie union en toute circonstance, parce que si entre eux ils se querellent, ceux du dehors les dévoreront ».
Le monde contemporain, apparemment connecté, expérimente une fragmentation sociale, croissante et soutenue, qui met en danger « tout fondement de la vie sociale » et par conséquent « finit par nous opposer les uns autres, chacun cherchant à préserver ses propres intérêts » (Enc. Laudato si’, n. 229).
Le temps présent nous invite à privilégier des actions qui créent de nouveaux dynamismes dans la société jusqu’à ce qu’ils fructifient en d’importants et positifs événements historiques (cf. Exhort. ap. Evangelii gaudium, 223). Nous ne pouvons pas nous permettre de reporter pour plus tard ‘‘certains agendas’’. L’avenir exige de nous des décisions critiques et globales face aux conflits mondiaux qui augmentent le nombre des exclus et de ceux qui sont dans le besoin.
La louable construction juridique internationale de l’Organisation des Nations Unies et de toutes ses réalisations, perfectible comme toute œuvre humaine et, en même temps, nécessaire, peut être le gage d’un avenir sûr et heureux pour les futures générations. Et elle le sera si les représentants des Etats sauront laisser de côté des intérêts sectoriels et idéologiques, et chercher sincèrement le service du bien commun. Je demande à Dieu Tout-Puissant qu’il en soit ainsi, et je vous assure de mon soutien, de ma prière ainsi que du soutien et des prières de tous les fidèles de l’Eglise catholique, pour que cette institution, tous ses Etats membres, et chacun de ses fonctionnaires, rendent toujours un service efficace à l’humanité, un service respectueux de la diversité et qu’ils sachent renforcer, pour le bien commun, le meilleur de chaque peuple et de tout citoyen. Que Dieu vous bénisse tous !



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